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véritable scene impossible sur ce théâtre. L’air, cette autre partie principale du drame en musique, seroit encore si peu trouvé que le mot même ne s’entendroit que des pieces que le musicien fait pour la danse, ou des couplets dans lesquels le poëte renferme des maximes qu’il fait servir au dialogue de la scene, & dont le compositeur fait des chansons que l’acteur chante avec une sorte de mouvement. On auroit pu ajouter aux divertissemens de ce spectacle, des ariettes, mais qui ne sont jamais en situation, qui ne tiennent point au sujet, & dont la dénomination même indique la pauvreté & la puérilité. Ces ariettes auroient encore merveilleusement contribué à retarder les progrès de la musique ; car il vaut sans doute mieux que la musique n’exprime rien que de la voir se tourmenter autour d’une lance, d’un murmure, d’un voltige, d’un enchaine, d’un triomphe, & c.

Par l’idée d’exposer aux yeux ce qui ne peut agir que sur l’imagination, & ne faire de l’effet qu’en restant invisible, le poëte n’auroit-il pas entraîné le décorateur dans des écarts & dans des bisarreries qui lui auroient fait méconnoître le véritable emploi d’un art si précieux à la représentation théâtrale ? Quel modele un jardin enchanté, un palais de fée, un temple aérien, &c. a-t-il dans la nature ? Que peut-on blamer ou louer dans le projet & l’exécution d’une telle décoration, à moins que le décorateur ne paroisse sublime à proportion qu’il est extravagant ? Ne lui faut-il pas cent fois plus de goût & de génie pour nous montrer un grand & bel édifice, un beau paysage, une belle ruine, un beau morceau d’architecture ? Seroit-ce une entreprise bien sensée de vouloir imiter dans les décorations les phénomenes physiques & la nature en mouvement ? Les agitations, les révolutions, celles qui attachent & qui effrayent, ne doivent-elles pas plûtôt être dans le sujet de l’action & dans le cœur des acteurs que dans le lieu qu’ils occupent ?

Quand il seroit possible de représenter avec succès les phénomenes de la nature, & tout ce qui accompagneroit l’apparition d’un dieu sur un théâtre de grandeur convenable, l’hypothèse d’un spectacle où les personnages parlent quoiqu’en chantant, n’est-elle pas beaucoup trop voisine de notre nature pour être employée dans un drame dont les acteurs sont des dieux ? Le bon goût n’ordonneroit-il pas de réserver de tels sujets au spectacle de la danse & de la pantomime, afin de rompre entre les acteurs & le spectateur, le lien de la parole qui les rapprocheroit trop, & qui empêcheroit celui-ci de croire les autres d’une nature supérieure à la sienne ? Si cette observation étoit juste, il faudroit confier le genre merveilleux à l’éloquence muette & terrible du geste, & faire servir la musique dans ces occasions à la traduction, non des discours, mais des mouvemens.

Voilà quelques-unes des questions qu’il faudroit éclaircir sans prévention, avant de prononcer sur le mérite du genre appellé merveilleux, & avant d’entreprendre la poétique de l’Opéra françois. Les arts & le goût public ne pourroient que gagner infiniment à une discussion impartiale.

De l’Opéra italien. Après la renaissance des Lettres, l’art dramatique s’est rapidement perfectionné dans les différentes contrées de l’Europe. L’Angleterre a eu son Shakespeare ; la France a eu d’un côté son immortel Moliere, & de l’autre, son Corneille, son Racine & son Voltaire. En Italie, on s’est aussi bientôt débarrassé de ce faux genre appellé merveilleux, que la barbarie du goût avoit introduit dans le siecle dernier sur tous les théatres de l’Europe ; & dès qu’on a voulu chanter sur la scene, on a senti qu’il n’y avoit que la tragédie & la comédie qui pûssent être mises en musique. Un heureux hasard ayant fait naître au même instant le poëte lyrique le plus facile, le plus

simple, le plus touchant, le plus énergique, l’illustre Metastasio, & ce grand nombre de musiciens de génie que l’Italie & l’Allemagne ont produits, & à la tête desquels la postérité lira en caracteres ineffaçables, les noms de Vinci, de Hasse & de Pergolesi ; le drame en musique a été porté en ce siecle au plus haut degré de perfection. Tous les grands tableaux, les situations les plus intéressantes, les plus pathétiques, les plus terribles ; tous les ressorts de la tragédie, tous ceux de la véritable comédie ont été soumis à l’art de la Musique, & en ont reçu un degré d’expression & d’enthousiasme, qui a par tout entraîné & les gens d’esprit & de goût, & le peuple. La Musique ayant été consacrée en Italie dès sa naissance à sa véritable destination, à l’expression du sentiment & des passions, le poëte lyrique n’a pu se tromper sur ce que le compositeur attendoit de lui ; il n’a pu égarer celui-ci à son tour, & lui faire quitter la route de la nature & de la vérité.

En revanche, il ne faut pas s’étonner que dans la patrie du goût & des arts, la tragédie sans musique ait été entiérement négligée. Quelque touchante que soit la représentation tragique, elle paroîtra toujours foible & froide à côté de celle que la musique aura animée ; & en vain la déclamation voudroit-elle lutter contre les effets du chant & de ses impressions. Pour se consoler de n’avoir point égalé ses voisins en Musique, la France doit se dire que ses progrès dans cet art l’auroient peut-être empêché d’avoir son Racine.

Pourquoi donc l’Opéra italien avec des moyens si puissans n’a-t-il pas renouvellé de nos jours ces terribles effets de la tragédie ancienne dont l’histoire nous a conservé la mémoire ? Comment a-t-on pu assister à la représentation de certaines scenes, sans craindre d’avoir le cœur trop douloureusement déchiré, & de tomber dans un état trop pénible & trop voisin de la situation déplorable des heros de ce spectacle ? Ce n’est ni le poëte ni le compositeur qu’un critique éclairé accusera dans ces occasions d’avoir été au-dessous du sujet : il faut donc examiner de quels moyens on s’est servi pour rendre tant de sublimes efforts du génie, ou inutiles, ou de peu d’effet.

Lorsqu’un spectacle ne sert que d’amusement à un peuple oisif, c’est-à-dire à cette élite d’une nation, qu’on appelle la bonne compagnie, il est impossible qu’il prenne jamais une certaine importance ; & quelque génie que vous accordiez au poëte, il faudra bien que l’exécution théâtrale, & mille détails de son poëme se ressentent de la frivolité de sa destination. Sophocle en faisant des tragédies, travailloit pour la patrie, pour la religion, pour les plus augustes solemnités de la république. Entre tous les poëtes modernes, Metastasio a peut-être joui du sort le plus doux & le plus heureux ; à l’abri de l’envie & de la persécution, qui sont aujourd’hui assez volontiers la récompense du génie, comme elles l’étoient quelquefois chez les anciens, des vertus & des services rendus à l’état, les talens du premier poëte d’Italie ont été constamment honorés de la protection de la maison d’Autriche : que son rôle à Vienne est cependant différent de celui de Sophocle à Athènes ! Chez les anciens, le spectacle étoit une affaire d’état ; chez nous, si la police s’en occupe, c’est pour lui faire mille petites chicanes, c’est pour le faire plier à mille convenances bizares. Le spectateur, les acteurs, les entrepreneurs, tous ont usurpé sur le poëme lyrique, un empire ridicule ; & ses créateurs, le poëte & le musicien, eux-mêmes victimes de cette tyrannie, ont été le moins consultés sur son exécution.

Tout le monde sait qu’en Italie, le peuple ne s’assemble pas seulement aux théâtres pour voir le spectacle ; mais que les loges sont devenues autant de cercles de conversation qui se renouvellent plusieurs fois pendant la durée de la représentation. L’u-