Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 12.djvu/731

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il, hist. des Sav. Décembre, 1704, n°. 40. est fondée sur ce que quand même par un dato non concesso on accorderoit que la nature, quoique destituée de connoissance & de plusieurs autres perfections, existeroit d’elle-même, on ne laisseroit pas de pouvoir nier qu’elle fût capable de pouvoir organiser les animaux, vû que c’est un ouvrage dont la cause doit avoir beaucoup d’esprit ». On répond qu’à la vérité nul être n’a pu concevoir le dessein de former les animaux tels qu’ils sont, sans avoir beaucoup de lumieres ; mais la cause suprème & souverainement sage, après avoir conçu ce dessein, a pu produire des causes inférieures qui exécutent son projet sans en savoir les raisons ni les fins, & sans avoir d’idée de ce qu’on appelle ordre, qui est une disposition de parties rangées ensemble d’une maniere propre à parvenir à un certain but. Pourquoi Dieu ne pourroit-il pas faire un être immatériel dont il borne la connoissance & le pouvoir d’agir selon son plaisir ? Il est nécessaire que l’inventeur d’une machine ait beaucoup d’esprit, mais il n’est pas nécessaire que ceux à qui il la fait faire en sachent le dessein & les raisons. Il suffit qu’ils exécutent ses ordres suivant l’étendue de leurs facultés. La preuve que l’on donne de l’existence de Dieu par l’ordre que l’on voit dans la nature, n’est pas appuyée sur cette supposition, que tout ce qui contribue à cet ordre le comprend, mais seulement sur ce que cela ne s’est pu faire sans qu’au moins la cause suprème en ait eu une idée, & l’on démontre par-là son existence. Rien, dit-on, ne peut agir en ordre sans en avoir l’idée, ou sans avoir reçu cette faculté d’un être qui a cette idée. Or, si les Athées accordent cela, il faudra nécessairement qu’ils reconnoissent un Dieu, & ils ne pourront point retorquer l’argument. Les défenseurs des natures plastiques y donneroient lieu s’ils disoient que Dieu ne s’est point formé d’idée de l’univers avant qu’il fût fait, mais qu’une certaine nature l’a produit sans savoir ce qu’elle faisoit. L’ordre du monde, qui seroit alors un effet du hasard, ne prouveroit point dans cette hypothèse qu’il y a un Dieu ; mais il n’en est pas de même lorsqu’on suppose que Dieu, après avoir conçu l’ordre du monde, a produit des êtres immortels pour l’exécuter sous sa direction.

3°. On regarde enfin comme absurde la supposition de ces natures formatrices, qui ne savent ce qu’elles font, & qui font néanmoins les organes des plantes & des animaux. Cette troisieme difficulté se réduit à cette proposition : « S’il peut y avoir une nature immatérielle & agissante par elle-même, qui forme en petit par la faculté qu’elle en a reçue de Dieu, des machines telles que sont les corps des plantes & des animaux, sans néanmoins en avoir d’idées ». Les Plasticiens disent qu’oui, en supposant toujours que celui qui a fait cette nature, a en lui-même des idées très-distinctes de ce qu’elle fait. « Mais, continue l’antagoniste, cette nature est donc un pur instrument passif entre les mains de Dieu, ce qui revient à la même chose que de faire Dieu auteur de tout ». On répond que non, parce que suivant l’hypothese, c’est une nature agissante par elle-même. Ici se présente l’exemple des bêtes, que les hommes emploient pour faire diverses choses qu’elles ne savent pas qu’elles font, comme des instrumens actifs pour exécuter des choses que les hommes ne pourroient pas faire immédiatement, ou par leurs propres forces. Car tout ce que font les hommes dans ces occasions, c’est d’appliquer les bêtes d’une certaine maniere à la matiere par des cordes, ou autrement, en sorte qu’elles agissent nécessairement d’une certaine façon, & de les obliger de marcher en les piquant ou en les frappant. Ce n’est pourtant pas que M. Cudvorth ait prétendu que les natures formatrices soient tout-à-fait semblables à l’ame des bêtes, puisqu’il ôte tout sentiment à

ces natures, au-lieu que les bêtes sentent. On ne se sert donc de cet exemple que pour faire voir qu’il y a des instrumens actifs, & qui agissent en ordre sans en avoir d’idée, lorsqu’ils sont appliqués aux choses sur lesquelles ils agissent par une intelligence qui sent quel est cet ordre. Il se peut faire, dit-on, que Dieu ait créé, outre les intelligences qui sont au-dessus de la nature humaine, outre les ames des hommes qui sentent & qui raisonnent, outre les ames des bêtes qui sentent, & qui font peut-être quelques raisonnemens grossiers, il se peut que Dieu ait créé des natures immatérielles qui ne sentent ni ne raisonnent ; mais qui ont la force d’agir en un certain ordre, non comme une matiere qui n’agit qu’autant qu’elle est poussée, mais par une activité intérieure, quoique nécessaire : il n’y a rien-là de contradictoire, ni d’absurde. On ajoute que cette nature aveugle peut être bornée, en sorte qu’elle agit toujours d’une certaine façon sans pouvoir s’en éloigner.

M. Bayle demandoit à ce sujet, si Dieu pourroit faire une nature aveugle qui écrivît tout un poëme sans le savoir ; & il prétendoit que la machine du corps d’un animal est encore plus difficile à faire sans intelligence. On répondoit, 1°. Que si l’on avoit vu comment les principes des animaux se forment, on pourroit dire si cette formation est plus difficile que la composition d’un poëme, ou que l’action de l’écrire sans le savoir ; mais que comme on ne l’a point vu, personne n’en sait rien. 2°. Que Dieu peut tout ce qui n’est pas contradictoire, & qu’il pourroit faire une nature qui agiroit sur de la matiere dans un certain ordre nécessaire que Dieu auroit conçu, sans que cette nature sût ce qu’elle feroit, en autant de manieres, & pendant autant de tems que Dieu le voudroit : cette nature donc ne pourroit pas écrire d’elle-même un poëme dont elle n’auroit aucune idée, sans que Dieu en eût réglé les actions d’une certaine maniere, dont elle ne sût s’écarter ; mais elle le pourroit dans cette supposition. Dieu ne seroit pas pour cela l’auteur immédiat de chacune de ses actions, parce qu’elle agiroit d’elle-même ; ainsi Dieu a fait nos ames en sorte qu’elles souhaitant nécessairement d’être heureuses, sans qu’elles puissent s’en empêcher, mais ce n’est pas Dieu qui produit chaque souhait en nous.

Ces raisons n’empêchent pas cependant que la supposition de ces natures formatrices ne soit sort inutile. C’est une vraie multiplication d’êtres faite sans nécessité. Les réponses précédentes peuvent peut-être mettre cette opinion à l’abri du reproche d’absurdité & de contradiction, mais je ne crois pas qu’on puisse y faire sentir de grandes utilités. Je sais bien qu’on a voulu s’en servir pour expliquer le premier principe de la fécondité des plantes & des animaux, & pour rendre raison de leur multiplication prodigieuse. Ce sont, dit-on, les natures plastiques qui travaillent immédiatement & sans cesse les semences des plantes & des animaux, à mesure que la propagation se fait. Comme elles travaillent sans savoir le succès de leur travail, elles font infiniment plus d’embryons qu’il n’en faut pour la propagation des especes, & il s’en perd sans comparaison plus qu’il n’y en a qui réussissent. Il semble que si ces ouvrages sortoient immédiatement de la main de Dieu qui sait ce qui doit arriver, le nombre en seroit plus réglé & la conservation plus constante ; mais il me semble d’un autre côté que l’on met Dieu encore plus en dépense, si je puis m’exprimer ainsi, dans la création de ce nombre infini de natures ouvrieres, que dans la perte d’une partie des semences dont on vient de parler. Quoi qu’il en soit, ceux qui voudront achever d’approfondir cette matiere, peuvent recourir au Systeme intellectuel de M. Cudvorth, & à la Bibliotheque choisie de M. le Clerc, tome II. art. 2. tome V. art. 4. tome VI.