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ment ils feront pour venir à bout de leurs desseins, qu’ils consultent, qu’ils déliberent, & qu’ils corrigent souvent les fautes qu’ils avoient faites, la nature plastique au contraire ne s’arrête jamais, & n’est point en peine de ce qu’elle doit faire ; elle agit toujours sans jamais changer ou corriger ce qu’elle a fait ; elle est une empreinte de la toute puissance divine qui est la loi & la regle de tout ce qu’il y a de meilleur dans chaque chose.

Néanmoins il faut bien se garder de confondre la nature plastique avec la divinité même. C’est quelque chose de tout différent & qui est fort au-dessous. L’art de la divinité, à proprement parler, n’est que la lumiere, l’intelligence & la sagesse qui est en Dieu lui-même, & qui est d’une nature si éloignée de celle des corps, qu’elle ne peut être mêlée dans la nature corporelle. La nature n’est pas cet art archetipe ou original qui est en Dieu, elle n’est qu’une copie, qui quoique vivante & semblable à divers égards à son original, conformément auquel elle agit, n’entend pas néanmoins la raison pour laquelle elle agit. On peut exprimer leur différence par la comparaison de la raison intérieure, ou du discours intérieur, & de la raison proférée, ou discours extérieur, le second quoique image du premier, n’étant qu’un son articulé, destitué de tout sentiment & de toute intelligence.

L’activité vitale des natures plastiques n’est accompagnée d’aucun sentiment clair & exprès. Ce sont des êtres qui ne s’apperçoivent de rien, & qui ne jouissent pas de ce qu’ils possedent. On allegue diverses raisons pour justifier cette partie de l’hypothèse, qui est une des plus difficiles à digérer.

1°. Les Philosophes mêmes qui veulent que l’essence de l’ame consiste dans la pensée, & que la pensée soit toujours accompagnée d’un sentiment intérieur, ne sauroient prouver avec quelque vraissemblance que l’ame de l’homme dans le plus profond sommeil, dans les léthargies, dans les apoplexies, & que les ames même des enfans dans le sein de leurs meres pensent, & sentent ce qu’elles pensent ; & néanmoins si elles ne pensent pas, il faut que, selon eux, elles ne soient pas. Si donc les ames des hommes sont pendant quelque tems sans ce sentiment intérieur, il faut que l’on accorde que ce sentiment-là du moins clair & exprès n’est pas nécessaire à un être vivant.

2°. Il y a une certaine apparence de vie dans les plantes que l’on nomme sensitives, auxquelles néanmoins on ne sauroit attribuer imagination ni sentiment.

3°. Il est certain que l’ame humaine ne sent pas toujours ce qu’elle renferme. Un géometre endormi a en quelque sorte tous ses théoremes & toutes ses connoissances en lui-même : il en est de même d’un musicien accablé d’un profond sommeil, & qui sait alors la musique & quantité d’airs sans le sentir. L’ame ne pourroit-elle donc pas avoir en elle-même quelque activité qu’elle ne sût pas ?

4°. Nous savons par l’expérience que nous faisons quantité d’actions animales sans y faire aucune attention, & que nous exécutons une longue suite de mouvemens corporels, seulement parce nous avons eu intention de les faire sans y penser davantage.

5°. Ce rapport vital par lequel notre ame est liée si étroitement à notre corps, est une chose dont nous n’avons aucun sentiment direct, & que nous ne connoissons que par les effets. Nous ne pouvons pas dire non plus de quelle maniere les différens mouvemens de notre corps produisent divers sentimens dans notre ame, ou comment nos ames agissent sur les esprits animaux dans notre cerveau, pour y produire les changemens dont l’imagination a besoin.

6°. Il y a une sorte de pouvoir plastique dans l’ame, s’il est permis de parler ainsi, par lequel elle forme ses propres pensées, & dont souvent elle n’a point de

sentiment ; comme lorsqu’en songeant nous formons des entretiens entre nous & d’autres personnes, assez longs & assez suivis, & dans lesquels nous sommes surpris des réponses que ces autres personnes semblent nous faire, quoique nos ames forment elles-mêmes cette espece de comédie.

7°. Enfin non-seulement les mouvemens de nos paupieres & de nos yeux se font en veillant sans que nous les appercevions, mais nous faisons encore divers mouvemens en dormant sans les sentir. La respiration & tous les mouvemens qui l’accompagnent, dont on ne peut pas rendre des raisons méchaniques qui satisfassent, peuvent passer quelquefois plutôt pour des actions vitales, que pour des actions animales, puisque personne ne peut dire qu’il sent en lui-même cette activité de son ame qui produit ces mouvemens quand il veille, & encore moins quand il dort. De même les efforts que Descartes a faits pour expliquer les mouvemens du cœur, se trouvent refutés par l’expérience, qui decouvre que la systole est une contraction musculaire causée par un principe vital. Comme notre volonté n’a aucun pouvoir sur la systole & la dyastole du cœur, nous ne sentons aussi en nous-mêmes aucune action du nôtre qui les produise ; & nous en concluons qu’il y a une activité vitale qui est sans imagination & sans sentiment intérieur.

Il y a une nature plastique commune à tout l’univers. Il y a des natures particulieres qui sont dans les ames des animaux, & il n’est pas impossible qu’il n’y en ait encore d’autres dans des parties considérables du monde, & que toutes ne dépendent d’une ame universelle, d’une parfaite intelligence qui préside sur le tout. Telle est l’hypothèse des natures plastiques, contre laquelle on a formé diverses objections. Voici les principales.

1°. On lui reproche de n’être autre chose que la doctrine des formes substantielles ramenée sous une autre face. C’est M. Bayle qui forme cette accusation, dans sa continuation des pensées diverses, ch. xxj. On lui a opposé les réponses suivantes. 1°. Les défenseurs des natures plastiques suivent la philosophie corpusculaire ; ils disent que la matiere de tous les corps est une substance étendue, divisible, solide, capable de figure & de mouvement. 2°. Ils n’attribuent aucune autre forme à chaque corps considéré simplement comme tel, qu’une forme accidentelle qui consiste dans la grosseur, la figure, la situation ; & ils tâchent de rendre raison par-là des qualités des corps. 3°. Cette doctrine est très-éloignée de celle des Péripatéticiens, qui établissent je ne sais quelle matiere premiere, destituée de toutes sortes de qualités, & à laquelle une forme substantielle qui lui est unie, donne certaines propriétés. Cette forme est, selon leur définition, une substance simple & incomplette, qui en actuant la matiere (qui n’est autrement qu’une puissance) compose avec elle l’essence d’une substance complette. Une pierre, par exemple, est composée d’une matiere qui n’a point de propriété, mais qui devient pierre étant jointe à une forme substantielle. La nature plastique n’est pas une faculté du corps qui y existe comme dans son sujet, ainsi que la forme substantielle est appartenante à la matiere qui la renferme dans son idée. C’est une substance immatérielle qui est entierement distincte. Elle n’est pas non plus unie avec le corps pour faire un tout avec lui. Elle n’est pas engendrée & ne périt pas avec le corps, comme les formes substantielles.

2°. On prétend qu’elle favorise l’athéïsme. C’est encore M. Bayle qui objecte que la supposition des natures plastiques, que l’on dit agir en ordre sans en avoir d’idée, donne lieu aux Athées de retorquer contre nous l’argument par lequel nous prouvons qu’il y a un Dieu qui a créé le monde en faisant remarquer l’ordre qui y regne. « Cette objection, dit-