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de Sorbonne, a écrit sa vie : il est bien difficile de la connoître au bout de treize siecles.

Tous les ouvrages où S. Chrysostôme traite de morale, sont remplis de beaucoup de bonnes & de belles choses ; mais il faut se souvenir que c’est un orateur qui parle, & qu’il est excusable s’il n’est pas toujours exact dans ses expressions, ou dans ses pensées : l’imagination échauffée des orateurs, les porte bien davantage à émouvoir les passions, qu’à établir solidement la vérité ; c’est ainsi qu’en louant ce que firent Abraham & Sara, d’après le récit de la Genèse, c. xx. v. 1. & suiv. S. Chrysostôme s’est laissé trop entraîner à son génie. Il se sert, dit le pere Ceillier, d’expressions très-fortes & très-dures, pour peindre le danger auquel Abraham exposa Sara. En effet, rempli d’idées confuses sur ce sujet important, il s’est exprimé non seulement d’une maniere peu propre à éclairer, mais encore capable de faire de fâcheuses impressions sur l’esprit de ses auditeurs & de ses lecteurs. Il a donné de fausses idées de Morale, en voulant justifier l’expédient dont Abraham se servit pour empêcher qu’on attentât à sa vie, s’il étoit reconnu pour mari de Sara ; en un mot, il semble avoir ignoré qu’il n’est pas permis de sauver ses jours, ni ceux d’un autre, par un crime.

Le meilleur auroit été d’avouer de bonne foi qu’il y avoit eu de la foiblesse dans le fait d’Abraham & de Sara. L’histoire sainte ne nous détaille pas ici, non plus qu’en une infinité d’autres endroits, toutes les circonstances du fait, qui seroient nécessaires pour juger surement du bien ou du mal qu’il peut y avoir. Ainsi l’équité & la bonne critique veulent également que l’on ne condamne pas des actions qui, quelque apparence d’irrégularité qu’elles ayent d’abord, sont telles qu’il est très-facile d’imaginer des circonstances qui, étant connues, justifieroient pleinement la conduite de ceux que l’on rapporte simplement avoir fait ceci ou cela, sans aucune marque de condamnation. Or, qu’est-ce que dit Moyse ? Abraham alloit en Egypte, pour se garantir de la famine qui regnoit & s’augmentoit de jour en jour dans le pays de Canaan ; car c’est une pure imagination que d’alléguer ici, comme fait S. Ambroise, un ordre de Dieu, qu’Abraham eût reçu, & auquel il ne put se dispenser d’obéir, au péril même de l’honneur de sa femme. Le patriarche, en approchant d’Egypte, fit réflexion que s’il y étoit reconnu pour mari de Sara qui, quoique dans un âge assez avancé, étoit encore d’une beauté à donner de l’amour, il courroit lui-même risque que quelque Egyptien n’attentât à sa vie, pour lever, en se défaisant de lui, l’obstacle qui s’opposoit à la possession de Sara.

Voilà tout ce qu’on peut inférer des termes de l’historien sacré. Il n’y a pas la moindre chose qui insinue qu’Abraham pensât à voir de ses propres yeux, sa femme entre les bras d’un autre ; ni, par conséquent, qu’il se passât dans son ame un combat entre la jalousie & la crainte de la mort, tel que le représente l’imagination de S. Chrysostôme. Au contraire, comme il est permis, & juste même de supposer que ce saint homme n’étoit ni indifferent sur le chapitre de l’honneur de sa femme, ni peu avisé, il y a tout lieu de croire qu’il avoit bien examiné la situation présente des choses, & projetté des mesures très-apparentes qui accordassent le soin de sa propre conservation avec celui de l’honneur de sa femme.

Ou il craignoit qu’on ne voulût lui enlever sa femme, pour en jouir par brutalité ; & en ce cas-là, on se seroit fort peu embarrassé qu’elle eût un mari ou non, sur-tout un mari étranger, qui par-là n’étoit nullement redoutable : ou il appréhendoit qu’on ne le tuât pour épouser Sara ; & c’est-là apparemment cette pensée qui seule lui fit prendre le parti, de concert avec elle, de se dire seulement son frere, afin qu’on

inférât de là qu’il n’étoit point son mari, sur quel fondement qu’on dût croire que ces deux qualités ne pouvoient être réunies en une seule personne.

Or, dans cette supposition, il pouvoit espérer de rendre inutiles par quelque adresse, les desseins & les efforts de ceux qui seroient frappés de la beauté de Sara, en disant, par exemple, qu’elle avoit ailleurs un mari, ou qu’elle n’étoit pas en état de se marier pour quelqu’autre raison ; ou qu’elle demandoit du tems pour y penser, & autres ruses légitimes que les circonstances auroient fournies ; de sorte que par ces moyens ou il auroit éludé les sollicitations, ou il se seroit menagé la derniere ressource dans une retraite secrete.

Tout cela étoit d’autant plus plausible, qu’il comptoit sur l’assistance du Ciel, éprouvée tant de fois, & qui parut ici par l’événement. Est-il besoin d’aller chercher autre chose pour mettre la conduite d’Abraham, en cette occasion, à l’abri de tout reproche ? Mais S. Chrysostôme auroit perdu l’occasion de faire briller son éloquence & la subtilité de son esprit, en représentant l’agitation d’un cœur saisi de passions vives & opposées, & en prétant à ceux dont il parle, des pensées conformes à ces mouvemens.

Jérôme (Saint), naquit à Stridon, ville de l’ancienne Pannonie, vers l’an 340 de J. C. Il fit ses études à Rome, où il eut pour maître le grammairien Donat, célebre par ses commentaires sur Virgile & sur Térence. Il apprit l’hébreu à Jérusalem, vers l’an 376, & se rendit à Constantinople vers l’an 380, pour y entendre S. Grégoire de Naziance. Deux ans après il devint secrétaire du pape Damase, publia un livre contre Helvidius, & ensuite mit au jour sa défense de la virginité contre Jovinien. Ce fut dans le monastere de Béthléem qu’il écrivit contre Vigilance ; il eut aussi quelques disputes avec S. Augustin.

Il voyagea dans la Thrace, le Pont, la Bythinie, la Galatie & la Cappadoce ; il mourut l’an 420, âgé d’environ 80 ans. Ses œuvres ont d’abord été recueillies par les soins de Marianus Victorius. Il s’en fit une autre édition à Paris, en 1623, en 9 vol. in-fol. Le pere Martianay, bénédictin de la congrégation de saint Maur, en a depuis publié une nouvelle édition qui passe pour la meilleure. On y a joint sa vie, faite par un auteur inconnu. D’un autre côté, le pere Petau, dans la chronique du second tome de son livre de doctrina temporum, a donné la date des voyages & des principaux écrits de S. Jérôme.

C’est de tous les peres latins celui qui passe pour avoir eu le plus d’érudition ; tous les critiques ne conviennent cependant pas de sa grande habileté dans la langue hébraïque, quoiqu’il ait mis au jour une nouvelle version latine du vieux Testament sur l’hébreu, & qu’il ait corrigé l’ancienne version latine du Nouveau, pour la rendre conforme au grec. C’est cette version que l’église latine a depuis adoptée pour l’usage public, & qu’on appelle vulgate. Il a fait des commentaires sur les grands & petits prophetes, sur l’Ecclésiaste, sur l’évangile de S. Matthieu, sur les épîtres de S. Paul aux Galates, aux Ephésiens, à Tite & à Philemon. Il a encore composé quantité de traités polémiques contre Montan, Helvidius, Jovinien, Vigilance, Rufin, les Pélagiens & les Origénistes, outre des lettres historiques. Enfin il a traduit quelques homélies d’Origene, & a continué la chronique d’Eusebe.

Si S. Jérôme eût joui du loisir nécessaire pour revoir ses ouvrages après les avoir composés, il en auroit sans doute retranché quantité de choses qui montrent qu’il écrivoit avec une grande précipitation, & sans se donner la peine de méditer beaucoup. De-là vient que dans son épître aux Ephésiens, il suit tantôt Origene, tantôt Didime, tantôt Apollinaire, dont les opinions étoient entierement opposées. Il nous ap-