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On peut considérer les services personnels que le coupable a rendus à l’état, ou quelqu’un de sa famille, & s’il peut encore actuellement lui être d’une grande utilité ; ensorte que l’impression que feroit la vûe de son supplice, ne produiroit pas autant de bien qu’il est capable lui-même d’en faire. Si l’on est sur mer, & que le pilote ait commis quelque crime, & qu’il n’y ait d’ailleurs sur le vaisseau aucune personne capable de le conduire, ce seroit vouloir perdre tous ceux du vaisseau que de le punir. On peut aussi appliquer cet exemple à un général d’armée.

Enfin l’utilité publique, qui est la mesure des peines, demande quelquefois que l’on fasse grace, à cause du grand nombre des coupables. La prudence du gouvernement veut que l’on prenne garde de ne pas exercer d’un maniere qui détruise l’état, la justice qui est établie pour la conservation de la société.

Il y a beaucoup d’autres considérations à faire sur les peines ; mais comme le détail en seroit très-long, je me contenterai de couronner cet article par quelques-unes des principales réflexions de l’auteur de l’esprit des Lois sur cette importante matiere.

La sévérité des peines est, dit-il, tout entiere du génie du gouvernement despotique, dont le principe est la terreur ; mais dans les monarchies, dans les républiques, dans les états modérés, l’honneur, la vertu, l’amour de la patrie, la honte & la crainte du blâme, sont des motifs réprimans qui peuvent arrêter bien des crimes. Dans ces états, un bon législateur s’attachera moins à punir les fautes qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus à donner des mœurs, qu’à infliger des supplices. Dans les gouvernemens modérés, tout pour un bon législateur peut servir à former des peines. N’est-il pas bien extraordinaire qu’à Sparte une des principales fût de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d’un autre, de n’être jamais dans sa maison qu’avec des vierges ? En un mot, tout ce que la loi appelle une peine, est effectivement une peine.

Il seroit aisé de prouver que dans tous ou presque tous les états d’Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure que l’on s’est rapproché ou éloigné de la liberté. Le peuple romain avoit de la probité ; cette probité eut tant de force, que souvent le législateur n’eut besoin que de lui montrer le bien pour le lui faire suivre. Il sembloit qu’au lieu d’ordonnances, il suffisoit de lui donner des conseils.

Les peines des lois royales, & celles des lois des douze tables, furent presque toutes ôtées dans la république, soit par une suite de la loi Valérienne, soit par une conséquence de la loi Porcia. On ne remarque pas que la république en fut plus mal réglée, & il n’en résulta aucune lésion de police. Cette loi Valérienne, qui défendoit aux magistrats toute voie de fait contre un citoyen qui avoit appellé au peuple, n’infligeoit à celui qui y contreviendroit que la peine d’être réputé méchant.

Dès qu’un inconvénient se fait sentir dans un état où le gouvernement est violent, ce gouvernement veut soudain le corriger ; & au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement : l’imagination se fait à cette grande peine ainsi qu’elle s’étoit faite à la moindre ; & comme on diminue la crainte pour celle-ci, l’on est bien-tôt forcé d’établir l’autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étoient communs dans quelques états : on voulut les arrêter : on inventa le supplice de la roue qui les suspendit quelque tems ; depuis ce tems, on a volé comme auparavant sur les grands chemins.

Il ne faut point mener les hommes par les voies extrèmes ; on doit être ménager des moyens que la

nature nous donne pour les conduire. Qu’on examine la cause de tous les relâchemens, on verra qu’elle vient de l’impunité des crimes, & non pas de la modération des peines. Suivons la nature qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau, & que la plus grande partie de la peine soit l’infamie de la souffrir ! Que s’il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats & aux gens de bien. Et si vous en voyez d’autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légeres. Souvent un législateur qui veut corriger un mal, ne songe qu’à cette correction : ses yeux sont ouverts sur cet objet, & fermés sur les inconvéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur ; mais il reste un vice dans l’état, que cette dureté a produit : les esprits sont corrompus, il se sont accoutumés au despotisme.

Une preuve de ce que les peines tiennent à la nature du gouvernement, peut encore se tirer des Romains, qui changeoient à cet égard de lois civiles à mesure que ce grand peuple changeoit de lois politiques. Les lois royales faites pour un peuple composé de fugitifs, furent très-séveres. L’esprit de la république auroit demandé que les décemvirs n’eussent pas mis ces lois dans leurs douze tables ; mais des gens qui aspiroient à la tyrannie, n’avoient garde de suivre l’esprit de la république. En effet, après leur expulsion, presque toutes les lois qui avoient fixé les peines furent ôtées : on ne les abrogea pas expressément ; mais la loi Porcia ayant défendu de mettre à mort un citoyen romain, elles n’eurent plus d’application. Presque toutes les lois de Sylla ne portoient que l’interdiction de l’eau & du feu ; César y ajouta la confiscation des biens, parce qu’il en avoit besoin pour ses projets. Les empereurs rapprocherent les peines de celles qui sont établies dans une monarchie ; ils diviserent les peines en trois classes : celles qui regardoient les premieres personnes de l’état, sublimiores, & qui étoient assez douces : celles qu’on infligeoit aux personnes d’un rang inférieur, medios, & qui étoient plus séveres : enfin celles qui ne concernoient que les conditions basses, infimos, & qui furent les plus rigoureuses.

Il est essentiel que les peines aient de l’harmonie entr’elles, parce qu’il est essentiel que l’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre, ce qui attaque plus la société que ce qui la choque moins. Un imposteur qui se disoit Constantin Ducas, suscita un grand soulevement à Constantinople. Il fut pris & condamné au fouet ; mais ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné comme calomniateur à être brûlé. Il est singulier qu’on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lèse-majesté & celui de calomnie.

C’est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin, & à celui qui vole & assassine. Il est visible que pour la sûreté publique il faudroit mettre quelque différence dans la peine. A la Chine les voleurs cruels sont coupés en morceaux, les autres non : cette différence fait que l’on y vole, mais que l’on n’y assassine pas. En Moscovie, où la peine des voleurs & celle des assassins sont les mêmes, on assassine toujours : les morts, y dit-on, ne racontent rien. Quand il n’y a point de différence dans la peine, il faut en mettre dans l’espérance de la grace. En Angleterre on n’assassine point, parce que les voleurs peuvent espérer d’être transportés dans les colonies, non pas les assassins.

C’est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particuliere