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par des Grecs, témoin Dion l’historien, Cassiodore & autres ; tout cela fit insensiblement éclipser les familles patriciennes de Rome à mesure que les honneurs passoient aux étrangers.

Mais la principale époque de l’anéantissement des familles patriciennes, fut la prise de Rome par Totila, roi des Goths, l’an 546 ; ce barbare fit abattre une partie des murailles de cette ville, força le peuple à se retirer dans la Campanie, & emmena à la suite de son armée toute la noblesse, c’est-à-dire toutes les familles qui étoient alors réputées patriciennes. Rome fut absolument deserte pendant plus d’un an ; Belisaire y ramena des habitans, mais le second siége par Totila en fit encore périr une grande partie ; ce qui échappa de citoyens distingues, se retira à Constantinople auprès de Justinien. Enfin pour repeupler Rome dans les premiers tems qui suivirent ces desastres, les pontifes & les magistrats furent réduits à y appeller indifféremment Juifs, Goths, Huns, Lombards. Il est bien difficile après tant de ravages & de massacres suivis d’un tel mélange, de reconnoître encore les restes des anciennes familles vraiment patriciennes.

Le peuple qui habite le mont-Esquilin, aux environs de Sainte-Marie-Majeure, prétend descendre seul des anciens Romains ; rien n’est plus pauvre & en même tems plus fier ; on ne voit personne de ce quartier servir comme domestique ; ces gens-méprisent même ceux qui habitent le cœur de la nouvelle ville.

On reconnoît généralement à Rome que les habitans du Trastevere ont plus d’esprit que ceux des autres quartiers ; ils se donnent aussi l’honneur de tenir aux anciens Romains ; mais ils ne font pas attention qu’au tems de la république, leur quartier étoit inhabité ; qu’après l’établissement de l’empire sous Vespasien, il ne fut habité que par des Juifs ; que depuis plus de 800 ans, toutes les séditions ont commencé par le Trastevere, & que le peuple de ce quartier se regarde comme un peu différent du reste de la ville, tellement, qu’en passant la riviere, ils disent qu’ils vont à Rome.

Les familles de Rome qui passent pour très-anciennes, sont les Colonna, Orsini, Conti, Savelli, Frangipani, & quelques autres ; presque tout le reste est famille papale.

Sous les empereurs, notamment lorsque le siége de l’empire fut transféré à Constantinople, Constantin le Grand, pour remplacer les anciens patriciens, inventa une nouvelle dignité de patrice, ou pere de la république, qui n’étoit plus attachée à l’ancienneté ni à l’illustration de la race, mais qui étoit un titre personnel de dignité que l’empereur accordoit à ceux qu’il vouloit honorer ; ce patricial ou dignité patricienne surpassoit toutes les autres. Les empereurs donnoient ordinairement aux patrices le gouvernement des provinces éloignées. Lors de la décadence de l’empire romain, ceux qui occuperent l’Italie n’osant prendre le titre d’empereurs, s’appelloient patrices de Rome ; cela fut très-ordinaire jusqu’à Augustule, & à la prise de Rome par Odoacre, roi des Herules. Il y eut aussi des patrices dans les Gaules, & principalement en Bourgogne & en Languedoc ; quand les Francs conquirent les Gaules, ils y trouverent la dignité patricienne établie. Actius qui combattit Attila, est appellé le dernier patrice des Gaules ; le titre de patrice fut envoyé à Clovis par l’empereur Anastase après la défaite des Wisigoths. Le pape Adrien fit prendre le titre de patrice de Rome à Charlemagne avant qu’il prît la qualité d’empereur. Les rois Pepin, Charles & Carloman, furent aussi appellés patrices de Rome par les papes ; ils ont aussi donné le titre de patrice à quelques autres princes & rois étrangers. (A)

Patrices, Dieux (Mytholog.) patricii dii ; il y avoit huit dieux que les anciens appelloient patrices : Janus, Saturne, le Génie, Pluton, Bacchus, le Soleil, la Lune, & la Terre.

PATRIE, s. f. (Gouvern. politiq.) le rhéteur peu logicien, le géographe qui ne s’occupe que de la position des lieux, & le léxicographe vulgaire, prennent la patrie pour le lieu de la naissance, quel qu’il soit ; mais le philosophe sait que ce mot vient du latin pater, qui représente un pere & des enfans, & conséquemment qu’il exprime le sens que nous attachons à celui de famille, de société, d’état libre, dont nous sommes membres, & dont les lois assurent nos libertés & notre bonheur. Il n’est point de patrie sous le joug du despotisme. Dans le siecle passé, Colbert confondit aussi royaume & patrie ; enfin un moderne mieux instruit, a mis au jour une dissertation sur ce mot, dans laquelle il a fixé avec tant de goût & de vérité, la signification de ce terme, sa nature, & l’idée qu’on doit s’en faire, que j’aurois tort de ne pas embellir, disons plutôt ne pas former mon article des réflexions de cet écrivain spirituel.

Les Grecs & les Romains ne connoissoient rien de si aimable & de si sacré que la patrie ; ils disoient qu’on se doit tout entier à elle ; qu’il n’est pas plus permis de s’en venger, que de son pere ; qu’il ne faut avoir d’amis que les siens ; que de tous les augures, le meilleur est de combattre pour elle ; qu’il est beau, qu’il est doux de mourir pour la conserver ; que le ciel ne s’ouvre qu’à ceux qui l’ont servie. Ainsi parloient les magistrats, les guerriers & le peuple. Quelle idée se formoient-ils donc de la patrie ?

La patrie, disoient-ils, est une terre que tous les habitans sont intéressés à conserver, que personne ne veut quitter, parce qu’on n’abandonne pas son bonheur, & où les étrangers cherchent un asyle. C’est une nourrice qui donne son lait avec autant de plaisir qu’on le reçoit. C’est une mere qui chérit tous ses enfans, qui ne les distingue qu’autant qu’ils se distinguent eux-mêmes ; qui veut bien qu’il y ait de l’opulence & de la médiocrité, mais point de pauvres ; des grands & des petits, mais personne d’opprimé ; qui même dans ce partage inégal, conserve une sorte d’égalité, en ouvrant à tous le chemin des premieres places ; qui ne souffre aucun mal dans sa famille, que ceux qu’elle ne peut empêcher, la maladie & la mort ; qui croiroit n’avoir rien fait en donnant l’être à ses enfans, si elle n’y ajoutoit le bien-être. C’est une puissance aussi ancienne que la société, fondée sur la nature & l’ordre ; une puissance supérieure à toutes les puissances qu’elle établit dans son sein, archontes, suffetes, éphores, consuls ou rois ; une puissance qui soumet à ses lois ceux qui commandent en son nom, comme ceux qui obéissent. C’est une divinité qui n’accepte des offrandes que pour les répandre, qui demande plus d’attachement que de crainte, qui sourit en faisant du bien, & qui soupire en lançant la foudre.

Telle est la patrie ! l’amour qu’on lui porte conduit à la bonté des mœurs, & la bonté des mœurs conduit à l’amour de la patrie ; cet amour est l’amour des lois & du bonheur de l’état, amour singulierement affecté aux démocraties ; c’est une vertu politique, par laquelle on renonce à soi-même, en préférant l’intérêt public au sien propre ; c’est un sentiment, & non une suite de connoissance ; le dernier homme de l’état peut avoir ce sentiment comme le chef de la république.

Le mot de patrie étoit un des premiers mots que les enfans bégayoient chez les Grecs & chez les Romains ; c’étoit l’ame des conversations, & le cri de guerre ; il embellissoit la poésie, il échauffoit les orateurs, il présidoit au sénat, il retentissoit au théatre, & dans les assemblées du peuple ; il étoit gravé sur les monumens. Cicéron trouvoit ce mot si tendre,