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à les recevoir, & qu’on ne mêle point ensemble plusieurs passions incompatibles.

La nécessité de préparer l’auditoire est fondée sur la nécessité naturelle de prendre les choses où elles sont, dans le dessein de les transporter ailleurs. Il est aisé de faire l’application de cette maxime : un homme est tranquille & à l’aise, & vous voulez exciter en lui une passion par un discours fait dans ce dessein ; il faut donc commencer d’une maniere calme : & par ce moyen vous joindre à lui, & ensuite marchant ensemble, il ne manquera pas de vous suivre dans toutes les passions par lesquelles vous le conduirez insensiblement.

Si vous faites voir votre colere d’abord, vous vous rendrez aussi ridicule, & vous ferez aussi peu d’effet qu’Ajax dans les Métamorphoses, où l’ingénieux Ovide donne un exemple sensible de cette faute. Il commence sa harangue par le fort de la passion & avec les figures les plus fortes, devant ses juges qui sont dans la tranquillité la plus profonde.

Sigeia torvo,
Littora prospexit, classemque in littore, voltu ;
Protendensque manus, agimus, proh Jupiter ! inquit,
Ante rates causam, & mecum confertur Ulisses.

Les dispositions nécessaires viennent de quelque discours précédent, ou du moins de quelque action qui a déja commencé à émouvoir les passions avant qu’il en ait été mention. Les orateurs eux-mêmes mettent quelquefois ces derniers moyens en usage. Car quoiqu’ordinairement ils ne remuent les passions qu’à la fin de leurs discours, cependant quand ils trouvent leur auditoire déja ému, ils se rendroient ridicules en le préparant de nouveau par une tranquillité déplacée. Ainsi la derniere fois que Catilina vint au sénat, les sénateurs étoient si choqués de sa présence, que se trouvant proche de l’endroit où il étoit assis, ils se leverent, se retirerent & le laisserent seul. A cette occasion Cicéron eut trop de bon sens pour commencer son discours avec la tranquillité & le calme qui est ordinaire dans les exordes. Par cette conduite il auroit diminué & anéanti l’indignation que les sénateurs sentoient contre Catilina, au lieu que son but étoit de l’augmenter & de l’enflammer ; & il auroit déchargé le parricide de la consternation que la conduite des sénateurs lui avoit causée, au lieu que le dessein de Cicéron étoit de l’augmenter. C’est pourquoi omettant la premiere partie de sa harangue, il prend ses auditeurs dans l’état où il les trouve, & continue à augmenter leurs passions : Quousque tandem abutere, Catilina, patientiâ nostrâ ? quamdiu nos etiam furor iste tuus eludet ? quem ad finem sese effrenata jactabit audacia ? Nihil ne te nocturnum præsidium palatii, nihil urbis vigiliæ, nihil timor populi, nihil, &c.

Les poëtes sont remplis de passages de cette sorte, dans lesquels la passion est préparée & amenée par des actions. Didon dans Virgile commence un discours comme Ajax, Proh Jupiter ! ibit hic, ait, &c. mais alors les mouvemens y étoient bien disposés : Didon est représentée auparavant avec des appréhensions terribles qu’Enée ne la quitte, &c.

La conduite de Seneque à la vérité est tout-à-fait opposée à cette regle. A-t-il une passion à exciter, il a grand soin d’abord d’éloigner de ses auditeurs toutes les dispositions dont ils devoient être affectés. S’ils sont dans la douleur, la crainte, ou l’attente de quelque chose d’horrible, &c. il commence par quelque belle description de l’endroit, &c. Dans la Troade, Hécube & Andromaque étant préparées à apprendre la mort violente & barbare de leur fils Astianax, que les Grecs ont précipité du haut d’une tour, qu’étoit-il besoin de leur dire que les spectateurs qui étoient accourus de tous les quartiers pour voir cette exécu-

tion, étoient, les uns placés sur des pierres accumulées par les débris des murailles, que d’autres se casserent les jambes pour être tombés de lieux trop élevés où ils s’étoient placés, &c. Alta rupes, cujus è cacumine, erecta summos turba libravit pedes, &c ?

La seconde chose requise dans le maniement des passions, est qu’elles soient pures & débarrassées de tout ce qui pourroit empêcher leur effet.

La polymythye, c’est-à-dire, la multiplicité de fictions, de faits & d’histoires est donc une chose qu’on doit éviter. Toutes aventures embrouillées & difficiles à retenir, & toutes intrigues entortillées & obscures, doivent être écartées d’abord. Elles embarrassent l’esprit, & demandent tellement d’attention, qu’il ne reste plus rien pour les passions. L’ame doit être libre & sans embarras pour sentir : & nous faisons nous-mêmes diversion à nos chagrins en nous appliquant à d’autres choses.

Mais les plus grands ennemis que les passions ont à combattre, ce sont les passions elles-mêmes : elles sont opposées, & se détruisent les unes les autres ; & si deux passions opposées, comme la joie & le chagrin, se trouvent dans le même sujet, elles n’y resteront ni l’une ni l’autre. C’est la nature de ces habitudes qui a imposé cette loi : le sang & les esprits ne peuvent pas se mouvoir avec modération & égalité comme dans un état de tranquillité, & en même tems être élevés & suspendus avec quelque violence occasionnée par l’admiration. Ils ne peuvent pas rester dans l’une ni dans l’autre de ces situations, si la crainte les rappelle des parties extérieures du corps pour les réunir au-tour du cœur, ou si la rage les renvoie dans les muscles & les y fait agir avec une violence bien opposée aux opérations de la crainte.

Il faut donc étudier les causes & les effets des passions dans le cœur pour être en état de les manier avec toute la force nécessaire. Virgile fournit deux exemples de ce que nous avons dit de la simplicité de la préparation de chaque passion dans la mort de Camille & dans celle de Pallas. Voyez Enéide.

Dans le poëme dramatique le jeu des passions est une des plus grandes ressources des poëtes. Ce n’est plus un problème que de savoir si l’on doit les exciter sur le théâtre. La nature du spectacle, soit comique, soit tragique, sa fin, ses succès démontrent assez que les passions font une des parties les plus essentielles du drame, & que sans elles tout devient froid & languissant dans un ouvrage où tout doit être, autant qu’il se peut, mis en action. Pour en juger dans les ouvrages de ce genre, il suffit de les connoître, & de savoir discerner le ton qui leur convient à chacune ; car comme dit M. Despréaux :

Chaque passion parle un différent langage,
La colere est superbe & veut des mots altiers,
L’abattement s’explique en des termes moins fiers.

Art poét. ch. III.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer la nature de chaque passion en particulier, les effets, les ressorts qu’il faut employer, les routes qu’on doit suivre pour les exciter. On en a déja touché quelque chose au commencement de cet article & dans le précédent. C’est dans ce qu’en a écrit Aristote au second livre de sa Rhétorique, qu’il faut en puiser la théorie. L’homme a des passions qui influent sur ses jugemens & sur ses actions ; rien n’est plus constant. Toutes n’ont pas le même principe ; les fins auxquelles elles tendent sont aussi différentes entre elles que les moyens qu’elles emploient pour y arriver se ressemblent peu. Elles affectent le cœur chacune de la maniere qui lui est propre ; elles inspirent à l’esprit des pensées relatives à ces impressions ; & comme pour l’ordinaire ces mouvemens intérieurs sont trop violens & trop impétueux pour n’éclater pas au dehors, ils n’y parois-