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physiques & morales ont toujours écarté, & écarteront toujours de la terre ; comme on s’imagina, dis-je, que cette égalité étoit de l’essence de la liberté, tous les membres d’une république se dirent égaux, ils furent tous rois, ils furent tous législateurs ou participans à la législation. Pour maintenir ces glorieuses & dangereuses chimeres, il n’y eut point d’état républicain qui ne se vit forcé de recourir à des moyens violens & surnaturels. Le mépris des richesses, la communauté des biens, le partage des terres, la suppression de l’or & de l’argent monnoyé, l’abolition des dettes, les repas communs, l’expulsion des étrangers, la prohibition du commerce, les formes de la police & de la discipline, le nombre & la valeur des voix législatives ; enfin une multitude de lois contre le luxe & pour la frugalité publique les occuperent & les diviserent sans cesse. On édifioit aujourd’hui ce qu’il falloit détruire peu après, les principes de la société étoient toujours en contradiction avec son état, & les moyens qu’on employoit étoient toujours faux parce qu’on appliquoit à des nations nombreuses & formées des loix ou plutôt des usages qui ne pouvoient convenir qu’à un âge mystique, & qu’à des familles religieuses.

Les républiques se disoient libres, & la liberté fuyoit devant elles ; elles vouloient être tranquilles, elles ne le furent jamais ; chacun s’y prétendoit égal, & il n’y eut point d’égalité : enfin, ces gouvernemens pour avoir eu pour point de vue tous les avantages extrèmes des théocraties & de l’âge d’or, furent perpétuellement comme ces vaisseaux qui, cherchant des contrées imaginaires, s’exposent sur des mers orageuses, où après avoir été long-tems tourmentés par d’affreuses tempêtes vont échouer à la fin sur des écueils & se briser contre les rochers d’une terre déserte & sauvage. Le système républicain cherchoit de même une contrée fabuleuse, il fuyoit le despotisme, & partout le despotisme rut sa fin ; telle étoit même la mauvaise constitution de ces gouvernemens jaloux de liberté & d’égalité, que ce despotisme qu’ils haïssoient en étoit l’asile & le soutien dans les tems difficiles : il a fallu bien souvent que Rome, pour sa propre conservation se soumît volontairement à des dictateurs souverains. Ce remede violent, qui suspendoit l’action de toute loi & de toute magistrature, fut la ressource de cette fameuse république dans toutes les circonstances malheureuses, où le vice de sa constitution la plongeoit. L’héroïsme des premiers tems le rendit d’abord salutaire, mais sur la fin, cette dictature se fixa dans une famille ; elle y devint héréditaire, & ne produisit plus que d’abominables tyrans.

Le gouvernement républicain n’a donc été dans son origine qu’une théocratie renouvellée ; & comme il en eut le même esprit, il en eut aussi tous les abus, & se termina de même par la servitude. L’un & l’autre gouvernement eurent ce vice essentiel de n’avoir point donné à la société un lien visible & un centre commun qui la rappellât vers l’unité, qui la représentât dans l’aristocratie. Ce centre commun n’étoit autre que les grands de la nation en qui résidoit l’autorité, mais un titre porté par mille têtes, ne pouvant représenter cette unité, le peuple indécis y fut toujours partagé en factions, ou soumis à mille tyrans.

La démocratie dont le peuple étoit souverain fut un autre gouvernement aussi pernicieux à la société, & il ne faut pas être né dans l’orient pour le trouver ridicule & monstrueux. Législateur, sujet & monarque à la fois, tantôt tout, & tantôt rien, le peuple souverain ne fut jamais qu’un tyran soupçonneux, & qu’un sujet indocile, qui entretint dans la société des troubles & des dissentions perpétuel-

les, qui la firent à la fin succomber sous les ennemis

du dedans & sous ceux qu’on lui avoit faits au-dehors. L’inconstance de ces diverses républiques & leur courte durée suffiroient seules, indépendamment du vice de leur origine, pour nous faire connoître que ce gouvernement n’est point fait pour la terre, ni proportionné au caractere de l’homme, ni capable de faire ici bas tout son bonheur possible. Les limites étroites des territoires entre lesquelles il a toujours fallu que ces républiques se renfermassent pour conserver leurs constitutions, nous montrent aussi qu’elles sont incapables de rendre heureuses les grandes sociétés. Quand elles ont voulu vivre exactement suivant leurs principes, & les maintenir sans altération, elles ont été obligées de se séparer du reste de la terre ; & en effet, un desert convient autant au-tour d’une république qu’autour d’un empire despotique, parce que tout ce qui a ses principes dans le surnaturel, doit vivre seul & se séparer du monde ; mais par une suite de cet abus nécessaire, la multitude de ces districts républicains fit qu’il y eut moins d’unité qu’il n’y en avoit jamais eu parmi le genre humain. On vit alors une anarchie de ville en ville, comme on en avoit vu une autrefois de particulier à particulier. L’inégalité & la jalousie des républiques entre elles firent répandre autant & plus de sang que le despotisme le plus cruel ; les petites sociétés furent détruites par les grandes, & les grandes à leur tour se détruisirent elles-mêmes.

L’idolâtrie de ces anciennes républiques offriroit encore un vaste champ où nous retrouverions facilement tous les détails & tous les usages de cet esprit théocratique qu’elles conserverent. Nous ne nous y arrêterons pas cependant, mais nous ferons seulement remarquer, que si elles consulterent avec la derniere stupidité le vol des oiseaux & les poulets sacrés, & si elles ne commencerent jamais aucune entreprise, soit publique, soit particuliere, soit en paix, soit en guerre, sans les avis de leurs devins & de leurs augures, c’est qu’elles ont toujours eu pour principe de ne rien faire sans les ordres de leur monarque théocratique. Ces républiques n’ont été idolâtres que par-là, & l’apostasie de la raison qui a fait le crime & la honte du paganisme, ne pouvoit manquer de se perpétuer par leur gouvernement surnaturel.

Malgré l’aspect désavantageux sous lequel les républiques viennent de se présenter à nos yeux, nous ne pouvons oublier ce que leur histoire a de beau & d’intéressant dans ces exemples étonnans de force, de vertu & de courage qu’elles ont toutes donnés, & par lesquels elles se sont immortalisées ; ces exemples, en effet, ravissent encore notre admiration, & affectent tous les cœurs vertueux, c’est là le beau côté de l’ancienne Rome & d’Athènes. Exposons donc ici les causes de leurs vertus, puisque nous avons exposé les causes de leur vice.

Les républiques ont eu leur âge d’or, parce que tous les états surnaturels ont nécessairement dû commencer par-là. Les spéculations théocratiques ayant fait la base des spéculations républicaines, leurs premiers effets ont du élever l’homme au-dessus de lui-même, lui donner une ame plus qu’humaine, & lui inspirer tous les sentimens qui seuls avoient été capables autrefois de soutenir le gouvernement primitif qu’on vouloit renouveller pour faire reparoître avec lui sur la terre la vertu, l’égalité & la liberté. Il a donc fallu que le républiquain s’élévât pendant un tems au-dessus de lui-même ; le point de vûe de sa législation étant surnaturel, il a fallu qu’il fût vertueux pendant un tems, sa législation voulant faire renaître l’âge d’or qui avoit été le regne de la vertu ;