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suprème dont son diadème fut orné l’éblouirent à un point qu’il ne vit plus le genre humain & qu’il ne se vit plus lui-même. Abandonné de la raison publique qui ne voulut plus voir en lui un mortel ordinaire, mais une idole vivante inspirée du ciel, il auroit fallu que le seul sentiment de sa dignité lui eût dicté l’équité, la modération, la douceur, & ce fut cette dignité même qui le porta vers tous les excès contraires. Il auroit fallu qu’un tel homme rentrât souvent en lui-même ; mais tout ce qui l’environnoit l’en faisoit sortir & l’en tenoit toujours éloigné. Eh comment un mortel auroit-il pu se sentir & se reconnoître ? il se vit décoré de tous les titres sublimes dûs à la divinité, & qui avoient été ci-devant portés par les idoles & ses autres emblèmes. Tout le cérémonial dû au dieu monarque fut rempli devant l’homme monarque ; adoré comme celui dont il devint à son tour le représentant, il fut de même regardé comme infaillible & immuable ; tout l’univers lui dut, il ne dut rien à l’univers. Ses volontés devinrent les arrêts du ciel, ses férocités furent regardées comme des jugemens d’en haut, enfin cet emblème vivant du dieu monarque surpassa en tout l’affreux tableau qui en avoit été fait autrefois aux Hébreux ; tous les peuples souscrivirent comme Israël à leurs droits cruels & à leurs privileges insensés. Ils en gémirent tous par la suite, mais ce fut en oubliant de plus en plus la dignité de la nature humaine, & en humiliant leur front dans la poussiere, ou bien en se portant vers des actions lâches & atroces, méconnoissant également cette raison, qui seule pouvoit être leur médiatrice. Il ne faut pas être fort versé dans l’histoire pour reconnoitre ici le gouvernement de l’orient depuis tous les tems connus. Sur cent despotes qui y ont regné, à peine en peut on-trouver deux ou trois qui ayent mérité le nom d’homme, & ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que les antiques préjugés qui ont donné naissance au despotisme subsistent encore dans l’esprit des Asiatiques, & le perpétuent dans la plus belle partie du monde, dont ils n’ont fait qu’un désert malheureux. Nous abrégerons cette triste peinture ; chaque lecteur instruit en se rappellant les maux infinis que ce gouvernement a faits sur la terre, retrouvera toujours cette longue chaîne d’évenemens & d’erreurs, & les suites funestes de tous les faux principes des premieres sociétés : c’est par eux que la religion & la police se sont insensiblement changés en phantômes monstrueux qui ont engendré l’idolâtrie & le despotisme, dont la fraternité est si étroite qu’ils ne sont qu’une seule & même chose. Voilà quels ont été les fruits amers des sublimes spéculations d’une théocratie chimérique, qui pour anticiper sur le céleste avenir a dédaigné de penser à la terre, dont elle croyoit la fin prochaine.

Pour achever de constater ces grandes vérités, jettons un coup-d’œil sur le cérémonial & sur les principaux usages des souverains despotiques qui humilient encore la plus grande partie des nations ; en y faisant reconnoître les usages & les principes de la théocratie primitive, ce sera sans doute mettre le dernier sceau de l’évidence à ces annales du genre humain : cette partie de notre carriere seroit immense si nous n’y mettions des bornes, ainsi que nous en avons mis à tout ce que nous avons déjà parcouru. Historiens anciens & modernes, voyageurs, tous concourent à nous montrer les droits du dieu monarque dans la cour des despotes ; & ce qu’il y a de remarquable, c’est que tous ces écrivains n’ont écrit ou n’ont vû qu’en aveugles les différens objets qu’ils ont tâché de nous représenter.

Tu ne paroîtras jamais devant moi les mains vuides (Exode, xxiij. 15.), disoit autrefois aux socié-

tés théocratiques, le Dieu monarque par la bouche

de ses officiers. Tel est sans doute le titre ignoré de ces despotes asiatiques devant lesquels aucun homme ne peut se présenter sans apporter son offrande. Ce n’est donc point dans l’orgueil ni dans l’avarice des souverains, qu’il faut chercher l’origine de cet usage onéreux, mais dans les préjugés primitifs qui ont changé une leçon de morale en une étiquete politique. C’est parce que toutes choses viennent ici-bas de l’Etre suprème, qu’un gouvernement religieux avoit exigé qu’on lui fit à chaque instant l’hommage des biens que l’on ne tenoit que de lui ; il falloit même s’offrir soi-même : car quel est l’homme qui ne soit du domaine de son créateur ? Tous les Hébreux, par exemple, se regardoient comme les esclaves nés de leur suprème monarque : tous ceux que j’ai tiré des miseres de l’Egypte, leur disoit-il, sont mes esclaves ; ils sont à moi ; c’est mon bien & mon héritage : & cet esclavage étoit si réel, qu’il falloit racheter les premiers nés des hommes, & payer un droit de rachat au ministere public. Ce précepte s’étendoit aussi sur les animaux ; l’homme & la bête devoient être assujettis à la même loi, parce qu’ils appartenoient également au monarqué suprème. Il en a été de même des autres lois théocratiques, moralement vraies, & politiquement fausses ; leur mauvaise application en fit dès les premiers tems les principes fondamentaux de la future servitude des nations. Ces lois n’inspiroient que terreur, & ne parloient que châtiment, parce qu’on ne pouvoit que par de continuels efforts, maintenir les sociétés dans la sphere surnaturelle où l’on avoit porté leur police & leur gouvernement. Le monarque chez les Juifs endurcis, & chez toutes les autres nations, étoit moins regardé comme un pere & comme un Dieu de paix, que comme un ange exterminateur. Le mobile de la théocratie avoit donc été la crainte ; elle le fut aussi du despotisme : le dieu des Scythes étoit représenté par un épée. Le vrai Dieu chez les Hébreux, étoit aussi obligé à cause de leur caractere, de les menacer perpétuellement : tremblez devant mon sanctuaire, leur dit-il ; quiconque approchera du lieu où je réside, sera puni de mort ; & ce langage vrai quelquefois dans la bouche de la Religion, fut ensuite ridiculement adopté des despotes asiatiques, afin de contrefaire en tout la Divinité. Chez les Perses & chez les Medes, on ne pouvoit voir son roi comme on ne pouvoit voir son dieu, sans mourir : & ce fut là le principe de cette invisibilité que les princes orientaux ont affecté dans tous les tems.

La superstition judaïque qui s’étoit imaginé qu’elle ne pouvoit prononcer le nom terrible de Jehovah, qui étoit le grand nom de son monarque, nous a transmis par-là une des étiquetes de cette théocratie primitive, & qui s’est aussi conservée dans le gouvernement oriental. On y a toûjours eu pour principe de cacher le vrai nom du souverain ; c’est un crime de lese-majesté de le prononcer à Siam ; & dans la Perse, les ordonnances du prince ne commencent point par son nom ainsi qu’en Europe, mais par ces mots ridicules & amphatiques, un commandement est sorti de celui auquel l’univers doit obéir, Chard. tome VI. ch. xj. En conséquence de cet usage théocratique, les princes orientaux ne sont connus de leurs sujets que par des surnoms ; jamais les Historiens grecs n’ont pû savoir autrefois les véritables noms des rois de Perse qui se cachoient aux étrangers comme à leurs sujets sous des épithetes attachés à leur souveraine puissance. Hérodote nous dit livre V. que Darius signifioit exterminateur, & nous pouvons l’en croire, c’est un vrai surnom de despotes.

Comme il n’y a qu’un Dieu dans l’univers, &