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poserent des biens, de l’honneur & de la vie des hommes, comme ils avoient déja disposé de leur raison & de leur esprit. Les tems qui nous ont dérobé l’histoire de cet ancien gouvernement, parce qu’il n’a été qu’un âge d’ignorance profonde & de mensonge, ont à-la-vérité jetté un voile épais sur les excès de ses officiers : mais la théocratie judaïque, quoique réformée dans sa religion, n’ayant pas été exempte des abus politiques peut nous servir à en dévoiler une partie ; l’Ecriture nous expose elle-même quelle a été l’abominable conduite des enfans d’Héli & de Samuel, & nous apprend quels ont été les crimes qui ont mis fin à cette théocratie particuliere où régnoit le vrai Dieu. Ces indignes descendans d’Aaron & de Lévi ne rendoient plus la justice aux peuples, l’argent rachetoit auprès d’eux les coupables, on ne pouvoit les aborder sans présens, leurs passions seules étoient & leur loi & leur guide, leur vie n’étoit qu’un brigandage, ils enlevoient de force & dévoroient les victimes qu’on destinoit au Dieu monarque qui n’étoit plus qu’un prête-nom ; & leur incontinence égalant leur avarice & leur voracité, ils dormoient, dit la Bible, avec les femmes qui veilloient à l’entrée du tabernacle. I. liv. Reg. ch. ij.

L’Ecriture passe modestement sur cette derniere anecdote que l’esprit de vérité n’a pû cependant cacher. Mais si les ministres du vrai Dieu se sont livrés à un tel excès, les ministres théocratiques des anciennes nations l’avoient en cela emporté sur ceux des Hébreux par l’imposture avec laquelle ils pallierent leurs desordres. Ils en vinrent par tout à ce comble d’impiété & d’insolence de couvrir jusqu’à leurs débauches da manteau de la divinité. C’est d’eux que sortit un nouvel ordre de créatures, qui, dans l’esprit des peuples imbécilles, fut regardé comme une race particuliere & divine. Toutes les nations virent alors paroître les demi dieux & les héros dont la naissance illustre & les exploits porterent enfin les hommes à altérer leur premier gouvernement, & à passer du regne de ces dieux qu’ils n’avoient jamais pû voir, sous celui de leurs prétendus enfans qu’ils voyoient au milieu d’eux ; c’est ainsi que l’incontinente théocratie commença à se donner des maîtres, & que ce gouvernement fut conduit à sa ruine par le crime & l’abus du pouvoir.

L’âge des demi-dieux a été un âge aussi réel que celui des dieux, mais presque aussi obscur il a été nécessairement rejetté de l’Histoire, qui ne reconnoît que les faits & les tems transmis par des annales constantes & continues. A en juger seulement par les ombres de cette Mythologie universelle qu’on retrouve chez tous les peuples, il paroît que le regne des demi-dieux n’a point été aussi suivi ni aussi long que l’avoit été le regne des dieux, & que le fut ensuite le regne des rois ; & que les nations n’ont point toûjours été assez heureuses pour avoir de ces hommes extraordinaires. Comme ces enfans théocratiques ne pouvoient point naître tous avec des vertus héroïques qui répondissent à ce préjugé de leur naissance, le plus grand nombre s’en perdoit sans doute dans la foule, & ce n’étoit que de tems en tems que le génie, la naissance & le courage réciproquement secondés, donnoient à l’univers languissant des protecteurs & des maîtres utiles. A en juger encore par les traditions mythologiques, ces enfans illustres firent la guerre aux tyrans, exterminerent les brigands, purgerent la terre des monstres qui l’infestoient, & furent des preux incomparables qui, comme les paladins de nos antiquités gauloises, couroient le monde pour l’amour du genre humain, afin d’y rétablir par tout le bon ordre, la police & la sûreté. Jamais mission sans doute n’a été plus belle & plus utile, sur-tout dans ces tems où la théocratie primitive n’avoit produit dans le monde que ces maux ex-

trèmes, l’anarchie & la servitude.

La naissance de ces demi-dieux & leurs exploits concourent ainsi à nous montrer quel étoit de leur tems l’affreux desordre de la police & de la religion parmi le genre humain : chaque fois qu’il s’élevoit un héros, le sort des sociétés paroissoit se réaliser & se fixer vers l’unité ; mais aussi-tôt que ces personnages illustres n’étoient plus, les sociétés retournoient vers leur premiere théocratie, & retomboient dans de nouvelles miseres jusqu’à ce qu’un nouveau libérateur vînt encore les en retirer.

Instruites cependant par leurs fréquentes rechûtes, & par les biens qu’elles avoient éprouvés toutes les fois qu’elles avoient eu un chef visible dans la personne de quelque demi-dieu, les sociétés commencerent enfin à ouvrir les yeux sur le vice essentiel d’un gouvernement qui n’avoit jamais pu avoir de consistance & de solidité, parce que rien de constant ni de réel n’y avoit représenté l’unité, ni réuni les hommes vers un centre sensible & commun. Le regne des demi-dieux commença donc à humaniser les préjugés primitifs, & c’est cet état moyen qui conduisit les nations à desirer les regnes des rois, elles se dégoûterent insensiblement du joug des ministres théocratiques qui n’avoient cessé d’abuser du pouvoir des dieux qu’on leur avoit mis en main, & lorsque l’indignation publique fut montée à son comble, elles se souleverent contre eux, & placerent enfin un mortel sur le trône du dieu monarque, qui jusqu’alors n’avoit été représenté que par des symboles muets & stupides.

Le passage de la théocratie à la royauté se cache, ainsi que tous les faits précédens, dans la nuit la plus sombre ; mais nous avons encore les Hébreux dont nous pouvons examiner la conduite particuliere dans une révolution semblable, pour en faire ensuite l’application à ce qui s’étoit fait antérieurement chez toutes les autres nations, dont les usages & les préjugés nous tiendront lieu d’annales & de monumens.

Nous avons déjà remarqué une des causes de la ruine de la théocratie judaïque dans les desordres de ses ministres, nous devons y en ajouter une seconde, c’est le malheur arrivé dans le même tems à l’arche d’alliance qui fut prise par les Philistins. Un gouvernement sans police & sans maître ne peut subsister sans doute ; or tel étoit dans ces derniers instans le gouvernement des Hébreux, l’arche d’alliance représentoit le siege de leur suprême souverain, en paix comme en guerre.

Elle étoit son organe & son bras, elle marchoit à la tête des armées comme le char du dieu des combats, on la suivoit comme un général invincible, & jamais à sa suite on n’avoit douté de la victoire. Il n’en fut plus de même après sa défaite & sa prise ; quoiqu’elle fût rendue à son peuple, la confiance d’Israël s’étoit affoiblie, & les desordres des ministres ayant encore aliené l’esprit des peuples, ils se souleverent & contraignirent Samuel de leur donner un roi qui pût marcher à la tête de leurs armées, & leur rendre la justice. A cette demande du peuple on sait quelle fut alors la réponse de Samuel, & le tableau effrayant qu’il fit au peuple de l’énorme pouvoir & des droits de la souveraine puissance. La flatterie & la bassesse y ont trouvé un vaste champ pour faire leur cour aux tyrans ; la superstition y a vû des objets dignes de ses rêveries mystiques, mais aucun n’a peut-être reconnu l’esprit théocratique qui le dicta dans le dessein d’effrayer les peuples & les détourner de leur projet. Comme le gouvernement qui avoit précédé avoit été un regne où il n’y avoit point eu de milieu entre le dieu monarque & le peuple, où le monarque étoit tout, & où le sujet n’étoit rien ; ces dogmes