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ce entre quelque changement dans le monde & sa fin absolue dont Dieu seul sait les momens, qu’il y en a entre un simple renouvellement, & une création toute miraculeuse : nous conviendrons cependant que dans ces anciennes époques, où l’homme se porta à abuser de ces dogmes universels, qu’il fut bien plus excusable que dans ces siecles postérieurs où la superstition n’eut d’autre source que de faux calculs & de faux oracles que l’état même de la nature contredisoit. Ce fut cette nature elle-même, & tout l’univers aux abois qui séduisirent les siecles primitifs. L’homme auroit-il pû s’empêcher, à l’aspect de tous les formidables phénomenes d’une dissolution totale, de ne pas se frapper de ces dogmes religieux dont il ne voyoit pas, il est vrai, la fin précise, mais dont il croyoit évidemment reconnoître tous les signes & toutes les approches ? Ses yeux & sa raison sembloient l’en avertir à chaque instant, & justifier ses terreurs : ses maux & ses miseres qui étoient à leur comble, ne lui laissoient pas la force d’en douter : les consolations de la religion étoient son seul espoir ; il s’y livra sans reserve, il attendit avec résignation le jour fatal ; il s’y prépara, le desira même ; tant étoit alors déplorable son état sur la terre !

L’arrivée du grand juge & du royaume du ciel avoient donc été, dans ces tristes circonstances, les seuls points de vue que l’homme avoit considérés avec une sainte avidité ; il s’en étoit entretenu perpétuellement pendant les fermentations de son séjour ; & ces dogmes avoient fait sur lui de si profondes impressions, que la nature, qui ne se rétablit sans doute que peu-à-peu, l’étoit tout-à-fait lorsque l’homme attendoit encore. Pendant les premieres générations, ces dispositions de l’esprit humain ne servirent qu’à perfectionner d’autant sa morale, & firent l’héroïsme & la sainteté de l’âge d’or. Chaque famille pénétrée de ces dogmes, ne représentoit qu’une communauté religieuse qui dirigeoit toutes ses démarches sur le céleste avenir, & qui ne comptant plus sur la durée du monde, vivoit, en attendant les événemens, sous les seuls liens de la religion. Les siecles inattendus qui succéderent à ceux qu’on avoit cru les derniers, auroient dû, ce semble, détromper l’homme de ce qu’il y avoit de faux dans ses principes. Mais l’espérance se rebute-t-elle ? La bonne foi & la simplicité avoient établi ces principes dans les premiers âges ; le préjugé & la coutume les perpétuerent dans les suivans, & ils animoient encore les sociétés agrandies & multipliées, lorsqu’elles commencerent a donner une forme réglée à leur administration civile & politique. Préoccupés du ciel, elles oublierent dans cet instant qu’elles étoient encore sur la terre ; & au lieu de donner à leur état un lien fixe & naturel, elles persisterent dans un gouvernement, qui n’étant que provisoire & surnaturel, ne pouvoit convenir aux sociétés politiques, ainsi qu’il avoit convenu aux sociétés mystiques & religieuses. Elles s’imaginerent sans doute par cette sublime spéculation, prévenir leur gloire & leur bonheur, jouir du ciel sur la terre, & anticiper sur le céleste avenir. Néanmoins ce fut cette spéculation qui fut le germe de toutes leurs erreurs & de tous les maux où le genre humain fut ensuite plongé. Le dieu monarque ne fut pas plutôt élu, qu’on appliqua les principes du regne d’en-haut au regne d’ici bas ; & ces principes se trouverent faux, parce qu’ils étoient déplacés. Ce gouvernement n’étoit qu’une fiction qu’il fallut nécessairement soutenir par une multitude de suppositions & d’usages conventionnels ; & ces suppositions ayant été ensuite prises à la lettre, il en résulta une foule de préjugés réligieux & politiques, une infinité d’usages bizarres & déraisonnables, & des fables sans nom-

bre qui précipiterent à la fin dans le chaos le plus

obscur, la religion, la police primitive & l’histoire du genre humain. C’est ainsi que les premieres nations, après avoir puisé dans le bon sens & dans leurs vrais besoins leurs lois domestiques & œconomiques, les soumirent toutes à un gouvernement idéal, que l’histoire connoît peu, mais que la Mythologie qui a recueilli les ombres des premiers tems, nous a transmis sous le nom de regne des dieux ; c’est à-dire, dans notre langage, le regne de Dieu, & en un seul mot, théocratie.

Les historiens ayant méprisé, & presque toujours avec raison, les fables de l’antiquité, la théocratie primitive est un des âges du monde les plus suspects ; & si nous n’avions ici d’autres autorités que celle de la Mythologie, tout ce que nous pourrions dire sur cet antique gouvernement, paroîtroit encore sans vraissemblance aux yeux du plus grand nombre ; peut-être aurions-nous les suffrages de quelques-uns de ceux dont le génie soutenu de connoissance, est seul capable de saisir l’ensemble de toutes les erreurs humaines ; d’appercevoir la preuve d’un fait ignoré dans le crédit d’une erreur universelle, & de remonter ensuite de cette erreur, aux vérités ou aux événemens qui l’ont fait naître, par la combinaison réfléchie de tous les différens aspects de cette même erreur : mais les bornes de notre carriere ne nous permettant point d’employer les matériaux que peut nous fournir la Mythologie, nous n’entreprendrons point ici de réédifier les annales théocratiques. Nous ferons seulement remarquer que si l’universalité & si l’uniformité d’une erreur sont capables de faire entrevoir aux esprits les plus intelligens quelques principes de vérité, où tant d’autres ne voient cependant que les effets du caprice & de l’imagination des anciens poëtes, on ne doit pas totalement rejetter les traditions qui concernent le regne des dieux, puisqu’elles sont universelles, & qu’on les retrouve chez toutes les nations, qui leur font succéder les demi-dieux, & ensuite les rois, en distinguant ces trois regnes comme trois gouvernemens différens. Egyptiens, Chaldéens, Perses, Indiens, Chinois, Japonnois, Grecs, Romains, & jusqu’aux Américains-mêmes, tous ces peuples ont également conservé le souvenir ténébreux d’un tems où les dieux sont descendus sur la terre pour rassembler les hommes, pour les gouverner, & pour les rendre heureux, en leur donnant des lois, & en leur apprenant les arts utiles. Chez tous ces peuples, les circonstances particulieres de la descente de ces dieux sont les miseres & les calamités du monde. L’un est venu, disent les Indiens, pour soutenir la terre ébranlée ; & celui-là pour la retirer de dessous les eaux ; un autre pour secourir le soleil, pour faire la guerre au dragon, & pour exterminer des monstres. Nous ne rappellerons pas les guerres & les victoires des dieux grecs & égyptiens sur les Typhons, les Pythons, les Géans & les Titans. Toutes les grandes solemnités du paganisme en célébroient la mémoire. Vers tel climat que l’on tourne les yeux, on y retrouve de même cette constante & singuliere tradition d’un âge théocratique ; & l’on doit remarquer qu’indépendament de l’uniformité de ces préjugés qui décele un fait tel qu’il puisse être, ce regne surnaturel y est toujours désigné comme ayant été voisin des anciennes révolutions, puisqu’en tous lieux le regne des dieux y est orné & rempli des anecdotes littérales ou allégoriques de la ruine ou du rétablissement du monde. Voici, je crois, une des plus grandes autorités qu’on puisse trouver sur un sujet si obscur.

« Si les hommes ont été heureux dans les premiers tems, dit Platon, IV. liv. des Lois’, s’ils ont été heureux & justes, c’est qu’ils n’étoient point alors gouvernés comme nous le sommes aujourd’hui,