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objet sublime, le plus utile & le plus intéressant qu’il y ait pour le genre humain.

Nous ne parlerons point ici de ce que font ou de ce que devroient faire les puissances de la terre : instruites par les siecles passés, elles seront jugées par ceux qui nous suivront. Renfermons nous donc dans l’exposition historique des divers gouvernemens qui ont successivement paru, & des divers moyens qui ont été employés pour conduire les nations.

L’on réduit communément à trois genres tous les gouvernements établis ; 1°. le despotique, où l’autorité réside dans la volonté d’un seul ; 2°. le républicain, qui se gouverne par le peuple, ou par les premieres classes du peuple ; & 3°. le monarchique, ou la puissance d’un souverain, unique & temperée par des lois & par des coutumes que la sagesse des monarques & que le respect des peuples ont rendu sacrées & inviolables ; parce qu’utiles aux uns & aux autres, elles affermissent le trône, défendent le prince, & protegent les sujets.

A ces trois gouvernemens, nous en devons joindre un quatrieme, c’est le théocratique, que les écrivains politiques ont oublié de considérer. Sans doute qu’ils ont été embarrassés de donner un rang sur la terre à un gouvernement où des officiers & des ministres commandent au nom d’une puissance & d’un être invisible ; peut-être cette administration leur a-t-elle paru trop particuliere & trop surnaturelle, pour la mettre au nombre des gouvernemens politiques. Si ces écrivains eussent cependant fixé des regards plus réfléchis sur les premiers tableaux que présente l’antiquité, & s’ils eussent combiné & rapproché tous les fragmens qui nous restent de son histoire, ils auroient reconnu, que cette théocratie, quoique surnaturelle, a été non seulement un des premiers gouvernemens que les hommes se sont donnés, mais que ceux que nous venons de nommer en sont successivement sortis, en ont été les suites nécessaires ; & qu’à commencer à ce terme, ils sont tous liés par une chaîne d’événemens continus, qui embrassent presque toutes les grandes révolutions qui sont arrivées dans le monde politique & dans le monde moral.

La théocratie que nous avons ici particulierement en vue, n’est point, comme on pourroit d’abord le penser, la théocratie mosaïque ; mais une autre plus ancienne & plus étendue, qui a été la source de quelques biens & de plus grands maux, & dont la théocratie des Hébreux n’a été dans son tems qu’un renouvellement & qu’une sage réforme qui les a séparés du genre humain, que les abus de la premiere avoient rendu idolâtre. Il est vrai que cette théocratie primitive est presque ignorée, & que le souvenir s’en étoit même obscurci dans la mémoire des anciens peuples ; mais l’analyse que nous allons faire de l’histoire de l’homme en société, pourra la faire entrevoir, & mettre même sur la voie de la découvrir tout-à-fait ceux qui voudront par la suite étudier & considérer attentivement tous les objets divers de l’immense carriere, que nous ne pouvons ici que légérement parcourir.

Si nous voulions chercher l’origine des sociétés & des gouvernemens en métaphysiciens, nous irions trouver l’homme des terres Australes. S’il nous convenoit de parler en théologiens sur notre état primitif, nous ferions paroître l’homme dégénéré de sa premiere innocence ; mais pour nous conduire en simples historiens, nous considérerons l’homme échappé des malheurs du monde, après les dernieres révolutions de la nature. Voila la seule & l’unique époque où nous puissions remonter, & c’est là le seul homme que nous devions consulter sur l’ori-

gine & les principes des sociétés qui se sont formées

depuis ces événemens destructeurs. Malgré l’obscurité où il paroît que l’on doive nécessairement tomber en franchissant les bornes des tems historiques, pour aller chercher au-delà & dans les espaces ténébreux, des faits naturels & des institutions humaines, nous n’avons point cependant manqué de guides & de flambeaux. Nous nous sommes transportés au milieu des anciens témoins des calamités de l’univers. Nous avons examiné comment ils en étoient touchés, & quelles étoient les impressions que ces calamités faisoient sur leur esprit, sur leur cœur & sur leur caractere. Nous avons cherché à surprendre le genre humain dans l’excès de sa misere ; & pour l’étudier, nous nous sommes étudiés nous-mêmes, singulierement prévenus que malgré la différence des siecles & des hommes, il y a des sentimens communs & des idées uniformes, qui se réveillent universellement par les cris de la nature, & même par les seules terreurs paniques, dont certains siecles connus se sont quelquefois effrayés. Après l’examen de cette conscience commune, nous avons réfléchi sur les suites les plus naturelles de ces impressions & sur leur action à l’égard de la conduite des hommes ; & nous servant de nos conséquences comme de principes, nous les avons rapprochés des usages de l’antiquité, nous les avons comparés avec la police & les lois des premieres nations, avec leur culte & leur gouvernement ; nous avons suivi d’âge en âge les diverses opinions & les coutumes des hommes, tant que nous avons cru y connoître les suites, ou au moins les vestiges des impressions primitives ; & par-tout en effet il nous a semble appercevoir dans les annales du monde une chaîne continue, quoiqu’ignorée, une unité singuliere cachée sous mille formes ; & dans nos principes, la solution d’une multitude d’énigmes & de problèmes obscurs qui concernent l’homme de tous les tems, & ses divers gouvernemens dans tous les siecles.

Nous épargnerons au lecteur l’appareil de nos recherches ; il n’aura que l’analyse de notre travail ; & si nous ne nous sommes pas fait une illusion, il apprendra quelle a été l’origine & la nature de la théocratie primitive. Aux biens & aux maux qu’elle a produit, il reconnoîtra l’âge d’or & le regne des dieux ; il en verra naître successivement la vie sauvage, la superstition & la servitude, l’idolatrie & le despotisme ; il en remarquera la réformation chez les Hébreux : les républiques & les monarchies paroîtront ensuite dans le dessein de remédier aux abus des premieres législations. Le lecteur pesera l’un & l’autre de ces deux gouvernemens ; & s’il a bien suivi la chaîne des événemens, il jugera, ainsi que nous, que le dernier seul a été l’effet de l’extinction totale des anciens préjugés, le fruit de la raison & du bon sens, & qu’il est l’unique gouvernement qui soit véritablement fait pour l’homme & pour la terre.

Il faudroit bien peu connoître le genre humain, pour douter que dans des tems déplorables où nous nous supposons avec lui, & dans les premiers âges qui les ont suivis, il n’ait été très-religieux, & que ses malheurs ne lui aient alors tenu lieu de séveres missionnaires & de puissans législateurs, qui auront tourné toutes ses vues du côté du ciel & du côté de la morale. Cette multitude d’institutions austeres & rigides dont on trouve de si beaux vestiges dans l’histoire de tous les peuples fameux par leur antiquité, n’a été sans doute qu’une suite générale de ces premieres dispositions de l’esprit humain.

Il en doit être de même de leur police. C’est sans doute à la suite de tous les événemens malheureux qui ont autrefois ruiné l’espece humaine, son séjour & sa subsistance, qu’ont dû être faits tous ces réglemens