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éclairée que par le flambeau de l’observation ; c’est l’accroissement, la maturation & la dégénération des métaux dans les mines ; & si jamais on parvient à la découverte de la pierre philosophale, ce ne peut être que lorsqu’on aura vu les moyens dont la nature se sert pour porter les métaux aux différens points de maturation qui constituent chaque métal en particulier, alors l’art rival & imitateur de la nature pourra peut-être hâter & opérer la parfaite maturité, qui, suivant l’idée assez vraissemblable des adeptes, fait l’or.

En passant de la physique des corps bruts à celle des corps organisés, nous verrons diminuer les droits de l’expérience, & augmenter l’empire & l’utilité de l’observation ; la figure, le port, la situation, la structure, en un mot l’anatomie des plantes & des animaux, les différens états par lesquels ils passent, leurs mouvemens, leurs fonctions, leur vie, &c. n’ont été apperçues que par le naturaliste observateur, & l’histoire naturelle n’a été formée que par un recueil d’observations : les différens systèmes de botanique & de zoologie, ne sont que des manieres différentes de classer les plantes & les animaux en conséquence de quelques propriétés qu’on a observé être communes à un certain nombre, ce sont autant de points où se place l’observateur, & auxquels il vient rapporter & ranger les faits qu’il a rassemblés ; l’effet même de ces corps, pris par l’homme en remede, ou en nourriture, n’est constaté que par l’observation ; les expériences n’ont presque apporté aucune lumiere sur leur maniere d’agir, la pharmacologie rationelle de la plûpart des medicamens est absolument ignorée ; celle que nous avons sur quelques-uns est très-imparfaite, on n’en connoît que les vertus, les propriétés & les usages, & c’est à l’observation que nous devons cette connoissance ; il en a été à-peu-près des autres remedes comme du quinquina, dont la vertu fébrifuge s’est manifestée par hasard à quelques indiens attaqués de fievres intermittentes, qui allerent boire dans une fontaine où étoient tombées des feuilles ou de l’écorce de l’arbre appellé quinquina ; ils furent aussi-tôt guéris, le bruit s’en répandit, l’observateur recueillit ces faits, les vérifia, & ce remede fut d’abord regardé comme spécifique ; d’autres observations en firent appercevoir les inconvéniens, & sur cela, on fixa les cas où il étoit indiqué, ceux où il étoit contr’indiqué, & l’on établit des regles & des précautions pour en prévenir les mauvais effets ; c’est ainsi que notre matiere médicale s’est enrichie, & que la Pharmacologie, produit de l’expérience, est restée si imparfaite.

L’homme enfin de quelque côté qu’on l’envisage, est le moins propre à être sujet d’expérience ; il est l’objet le plus convenable, le plus noble, & le plus intéressant de l’observation, & ce n’est que par elle qu’on peut faire quelque progrès dans les sciences qui le regardent ; l’expérience est ici souvent plus qu’inutile. On peut considérer l’homme sous deux principaux points de vûe, ou comme relatif à la Morale, ou dans ses rapports à la Physique. Les observations faites sur l’homme moral sont, ou doivent être la base de l’histoire civile, de la morale, & de toutes les sciences qui en émanent. Voyez Morale. L’histoire de l’élévation & de la décadence de l’empire romain, & le livre immortel de l’esprit des lois, excellens traités de morale, ne sont presque qu’un immense recueil d’observations fait avec beaucoup de génie, de choix, & de sagacité, qui fournirent à l’illustre auteur des réflexions d’autant plus justes, qu’elles sont plus naturelles. Les observations faites sur l’homme considéré dans ses rapports à la Physique, forment cette science noble & divine qu’on appelle Médecine, qui s’occupe de la connois-

sance de l’homme, de la santé, de la maladie, & des moyens de dissiper & prévenir l’une, & de conserver l’autre ; comme cette science est plus importante que toute autre, qu’elle doit beaucoup plus à l’observation, & qu’elle nous regarde personnellement, nous allons entrer dans quelque détail.

L’observation a été le berceau & l’école de la Médecine, en remontant aux siecles les plus reculés où la nécessité l’inventa, où la maladie força de recourir aux remedes, avant que quelques particuliers sacrifiassent leur tranquillité, leur santé, & leur vie à l’intérêt public, en s’adonnant à une science longue, pénible, respectable, & souvent peu respectée. La Médecine étoit entre les mains de tout le monde ; on exposoit les malades à la porte de leurs maisons, dans les rues, ou dans les temples ; chaque passant venoit les examiner, & proposoit les remedes qu’il avoit vû réussir dans une occasion semblable, ou qu’il jugeoit telle : les prêtres avoient soin de copier ces recettes, de noter le remede & la maladie, si le succès étoit favorable ; l’observation des mauvais succès eût été bien avantageuse, & dans quelques endroits on écrivoit ces observations sur les colonnes des temples ; dans d’autres on en formoit des especes de recueils qu’on consulta ensuite lorsqu’ils furent assez considérables. De là naquit l’empirisme dont les succès parurent d’abord si surprenans, qu’on déïfia les Médecins qui s’y étoient adonnés. Toutes leurs observations sont perdues, & on doit d’autant plus les regretter, qu’elles seroient sûrement simples, dépouillées de toute idée de théorie, de tout système, & par conséquent plus conformes à la vérité. La Médecine qui se conservoit dans la famille des Asclépiades, & qui se transmettoit de pere en fils, n’étoit sans doute autre chose que ce recueil intéressant ; les premieres écoles de Médecine n’eurent pas d’autres livres, & les sentences cnidienes n’étoient, au rapport d’Hippocrate, que de pareils recueils d’observations. Tel a été l’état de la Médecine clinique jusqu’au tems mémorable de ce divin législateur. Quelques philosophes après Pythagore, avoient essayé d’y joindre le raisonnement ; ils avoient commencé d’y mêler les dogmes de la physique regnante ; ils étoient devenus théoriciens, mais ils n’étoient médecins que dans le cabinet ; ils ne voyoient aucun malade ; les empiriques seuls qui avoient fondé la Médecine, l’exerçoient ; l’observation étoit leur unique guide ; serviles, mais aveugles imitateurs, ils risquoient souvent de confondre des maladies très-différentes, n’en ayant que des descriptions peu exactes, & nullement instruits de la valeur des vrais signes caractéristiques ; l’empirisme étoit alors nécessaire, mais il étoit insuffisant ; la Médecine ne peut absolument exister sans lui, mais il n’est pas seul capable de la former. Le grand & l’immortel Hippocrate rassembla les observations de ses prédécesseurs ; il paroît même s’être presque uniquement occupé à observer lui-même, & il a poussé si loin l’art de l’observation, qu’il est venu à bout de changer la face de la Médecine, & de la porter à un point de perfection, que depuis plus de vingt siecles on n’a pû encore atteindre. Quoique possédant bien des connoissances théoriques, les descriptions qu’il a donné des maladies, n’en sont point altérées, elles sont purement empiriques ; ses observations sont simples & exactes, dépouillées de tout ornement étranger ; elles ne contiennent que des faits & des faits intéressans ; il détaille les observations dans ses livres d’épidémie, ses aphorismes, ses prénotions coaques, & les prorrhétiques, & les livres de prognostics supposent une quantité immense d’observations, & en sont une espece d’extrait précieux. A quel dégré de certitude ne seroit point parvenue la Médecine, si tous les