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deux façons principales d’agir ; une purement méchanique, dépendante de la propriété qu’a la Musique, comme le son de se propager, de mettre en mouvement l’air & les corps environnans, sur-tout lorsqu’ils sont à l’unisson ; l’autre maniere d’agir rigoureusement réductible à la premiere, est plus particulierement liée à la sensibilité de la machine humaine, elle est une suite de l’impression agréable que fait en nous le plaisir qu’excite le son modifié, ou la Musique.

1o. A ne considérer le corps humain que comme un assemblage de fibres plus ou moins tendues, & de liqueurs de différente nature, abstraction faite de leur sensibilité, de leur vie & de leur mouvement, on concevra sans peine que la Musique doit faire le même effet sur les fibres qu’elle fait sur les cordes des instrumens voisins ; que toutes les fibres du corps humain seront mises en mouvement ; que celles qui sont plus tendues, plus fines & plus déliées en seront plutôt émûes, & que celles qui sont à l’unisson le conserveront plus long-tems ; que toutes les humeurs seront agitées, & que leur trémoussement sera en raison de leur subtilité, comme il arrive à des liqueurs hétérogenes contenues dans différens verres (voyez l’expérience rapportée plus haut.) ; de façon que le fluide nerveux, s’il existe, sera beaucoup animé, la lymphe moins, & les autres humeurs dans la proportion de leur ténuité : il n’est pas nécessaire au reste, pour mettre en mouvement les fibres qu’on joue d’un instrument accordé ; le son provenant d’un instrument à vent, d’une flûte, &c. peut produire le même effet, suivant l’observation du P. Kircher. Ce fameux musicien dit avoir dans son cabinet un policorde, dont une corde raisonnoit très-distinctement toutes les fois qu’on sonnoit une cloche d’une église voisine. Musurg. lib. IX. cap. vij. Il assure aussi que le son d’une orgue faisoit raisonner les cordes d’une lyre placée à côté de l’église. Cet effet de la Musique peut expliquer la guérison de la goutte, de la sciatique, de la passion hystérique & autres maladies nerveuses, operée par ce moyen. Il est bien différent de l’impression que fait le son sur les nerfs de l’oreille, d’où elle se communique à toutes les parties du corps, puisque les sourds éprouvent par tout leur corps une agitation singuliere, quoiqu’ils n’entendent pas le moindre son ; tel est celui dont parle M. Boerhaave, qui avoit un tremblement presque général toutes les fois qu’on jouoit à ses côtés de quelque instrument. L’on pourroit citer aussi ces danseuses qui, quoique sourdes, suivent dans leurs pas & leurs mouvemens la mesure avec une extrème régularité. La Musique considérée comme un simple son ou du bruit, agit principalement sur les ramifications du nerf acoustique ; mais par les attaches, les communications de ces nerfs avec ceux de toute la machine, ou enfin par une sympathie encore peu déterminée, cette action se manifeste dans différentes parties du corps, & plus particulierement dans l’estomac. Bien des personnes, lorsqu’on tire des coups de canon, sentent un malaise, une espece de resserrement à l’estomac ; &, outre les surdités occasionnées par un grand bruit inopiné, on a vu la même cause produire des vertiges, des convulsions, des accidens d’épilepsie, irriter les blessures ; & les chirurgiens observent tous les jours, à l’armée, combien les plaies empirent & prennent une mauvaise tournure pendant qu’on donne quelque bataille dans le voisinage, & qu’on entend les coups répétés du canon. Il y a une observation rapportée dans l’histoire de l’académie royale des sciences, année 1752. pag 73. d’une fille qui étoit attaquée de violens accès de passion hystérique ; après avoir épuisé inutilement tous les remedes, un garçon apothicaire tira à côté de son lit un coup de

pistolet, qui fit dans la machine une révolution si grande & si heureuse, que le paroxisme fut presque à l’instant dissipé & ne revint plus.

Si l’on regarde à présent la machine humaine comme douée d’une sensibilité exquise, quelle activité la Musique n’empruntera-t-elle pas de-là ? ne concevra-t-on pas facilement que ses effets doivent augmenter aussi, si l’on fait encore attention que l’air y est continuellement avalé, inspiré, absorbé, qu’il est contenu dans toutes nos humeurs, qu’il est ramassé sous forme & avec les propriétés de l’air dans l’estomac, les boyaux, & même dans la poitrine, entre les côtes & les poumons, ou il prend le nom d’air interthorachique : ne verra-t-on pas dans les efforts que fait l’air intérieur, pour se mettre en équilibre avec l’air extérieur, & pour partager ses impressions, une nouvelle raison des effets de la Musique ? Voyez encore a l’article Air, action de l’, combien le corps se ressent des changemens d’un fluide qui lui devient si propre, & qui est si intimément lié à sa nature : ajoutez à cela, s’il est permis de mèler l’hypothèse aux faits démontrés, que le fluide nerveux passe pour être d’une nature fort analogue à celle de l’air ; tous ces effets peuvent concourir à faire naître dans le corps cette sensation agréable qui constitue le plaisir, effet de la Musique.

2o. Il n’est pas nécessaire d’être connoisseur pour goûter du plaisir lorsqu’on entend de la bonne musique, il suffit d’être sensible ; la connoissance & l’amour, ou le goût qui la suivent de près, peuvent augmenter ce plaisir ; mais ne le font pas tout : dans bien des cas au contraire ils le diminuent : l’art nuit à la nature ; la Musique est un assemblage, un enchaînement, une suite de tons plus ou moins différens ; non pas jettés au hasard & suivant le caprice d’un compositeur, mais combinés suivant des regles constantes, unies & variées suivant les principes démontrés de l’harmonie, dont tout homme bien organisé porte en naissant une espece de regle ; ils sont sûrement relatifs à l’organisation de notre machine, & dépendent ou de la disposition & d’un certain mouvement détermine des fibres de l’oreille, ou d’un amour naturel que nous avons pour un arrangement méthodique. Voyez Musique, Harmonie, &c. Mais il faut d’abord une certaine proportion entre les tons & l’oreille ; il y a une basse au-dessous de laquelle les tons ne sauroient affecter agréablement, ou même être entendus, & une octave qu’ils ne peuvent dépasser, sans exciter dans l’oreille une fâcheuse sensation. 3o. L’union des tons intermédiaires renfermés entre ces deux extrèmes, doit être telle qu’on puisse appercevoir facilement le rapport qu’ils ont entr’eux : le plaisir naît de la consonnance, & il est particulierement fondé sur la facilité que l’oreille a à la saisir. 4o. Les mesures doivent être bien décidées & distinctes ; on ne peut goûter la Musique que lorsqu’on les apperçoit bien, qu’on les suit machinalement ; le corps y obéit & s’y conforme par des mouvemens du pié, des mains, de la tête, & faits sans attention & sans la participation de la volonté, & comme arrachés par la force de la Musique. Il y a des personnes mal organisées qui ne savent distinguer ni ton ni mesure, ils n’entendent qu’un ton fondamental ; la Musique n’est pour elles qu’un bruit confus, ennuyeux, & souvent incommode, elles ne sauroient y goûter le moindre plaisir ; il y en a d’autres qui sont ou naturellement, ou par défaut d’habitude & de connoissance, dans le cas de ceux qu’on dit avoir l’oreille dure : peu affectés de ces morceaux délicats où la mesure est enveloppée, où il faut presque la deviner, & être accoutumés à la sentir, ils ne sont sensibles qu’à des mesures bien marquées, à des airs bien décidés : semblables à ces personnes qui en examinant des tableaux, veulent sur