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qui ont alors recours à un grand nombre de remedes, entre lesquels il y en a de violens : mais je doute que ce soit avec satisfaction pour eux, & avec avantage pour le malade ; car on a mis en question, & avec justice, si en le guérissant par ces moyens, ils n’avoient point attaqué sa constitution & abrégé sa vie, en lui procurant un mal plus incurable que celui qu’il avoit. Je ne prétends pas proscrire dans tous les cas l’usage des remedes violens : il y a des maladies qui demandent des secours prompts & proportionnés à leur violence, c’est ce qu’Hippocrate n’ignoroit pas : mais il n’y avoit recours que lorsque les moyens les plus doux devoient être insuffisans, ou demeuroient sans effet.

Il savoit par expérience que dans les maladies violentes, la nature faisoit elle-même la plus grande partie de l’ouvrage, & qu’elle étoit presque toujours assez puissante pour préparer la partie morbifique, la cuire, amener une crise, & l’expulser ; car il faut qu’un malade passe par tous ces états pour arriver à la santé. En conséquence de ces idées, sans troubler la nature dans ses opérations salutaires par une confusion de remedes, ou faire le rôle de spectateur oisif, il se contentoit de l’aider avec circonspection, d’avancer la préparation des humeurs, & leur coction, & de modérer les symptomes quand ils étoient excessifs ; & lorsqu’il s’étoit assuré de la maturité des matieres, & de l’influence de la nature pour les expulser, il s’occupoit à lui donner, pour ainsi dire, la main, & à la conduire où elle vouloit aller, en favorisant l’expulsion par les voies auxquelles elle paroissoit avoir quelque tendance.

Voici les maximes principales par lesquelles Hippocrate se conduisoit. Il disoit en premier lieu, que les contraires se guérissent par les contraires, c’est-à-dire, que, supposé que de certaines choses soient opposées les unes aux autres, il faut les employer les unes contre les autres. Il explique ailleurs cet aphorisme en cette maniere ; la plénitude guérit les maladies causées par l’évacuation, & réciproquement l’évacuation celles qui viennent de plénitude ; le chaud détruit le froid, & le froid, éteint la chaleur.

2°. Que la Médecine est une addition de ce qui manque, & une soustraction de ce qui est superflu ; axiome expliqué par le suivant. Il y a des sucs ou des humeurs qu’il faut chasser du corps en certaines rencontres, & d’autres qu’il y faut reproduire.

3°. Quant à la maniere d’ajouter ou de retrancher, il avertit en général, qu’il ne faut ni vuider ni remplir tout-d’un-coup, trop vîte, ni trop abondamment ; de-même qu’il est dangereux de refroidir subitement, & plus qu’il ne faut, tout excès étant ennemi de la nature.

4°. Qu’il faut tantôt dilater & tantôt resserrer ; dilater ou ouvrir les passages par lesquels les humeurs se vuident naturellement, lorsqu’ils ne sont pas suffisamment ouverts, ou qu’ils s’obstruent. Resserrer au contraire & retrécir les canaux relâchés, lorsque les sucs qui y passent n’y doivent point passer, ou qu’ils y passent en trop d’abondance. Il ajoute qu’il faut quelquefois adoucir, endurcir, amollir ; d’autres fois, épaissir, diviser & subtiliser ; tantôt exciter, réveiller ; tantôt engourdir, arrêter ; & tout cela relativement aux circonstances, aux humeurs & aux parties solides.

5°. Qu’il faut observer le cours des humeurs, savoir d’où elles viennent, où elles vont ; en conséquence les détourner, lorsqu’elles ne vont point où elles doivent aller ; les déterminer d’un autre côté, comme on fait les eaux d’un ruisseau, ou en d’autres occasions les rappeller en arriere, attirant en-haut celles qui se portent en-bas, & précipitant celles qui tendent en-haut.

6°. Qu’il faut évacuer par des voies convenables, ce qui ne doit point séjourner, & prendre garde que les humeurs qu’on aura une fois chassées des lieux où elles ne devoient point aller, n’y rentrent derechef.

7°. Que lorsqu’on suit la raison, & que le succès ne répond pas à l’attente, il ne faut pas changer de pratique trop aisément ou trop vîte, sur-tout si les causes sur lesquelles on s’est déterminé, subsistent toujours : mais comme cette maxime pourroit induire à erreur, la suivante lui servira de correctif.

8°. Qu’il faut observer attentivement ce qui soulage un malade, & ce qui augmente son mal, ce qu’il supporte aisément, & ce qui l’affoiblit.

9°. Qu’il ne faut rien entreprendre à l’avanture ; qu’il vaut mieux ordinairement se reposer que d’agir. En suivant cet axiome important, si l’on ne fait aucun bien, au-moins on ne fait point de mal.

10°. Qu’aux maux extrèmes, il faut quelquefois recourir à des remedes extrèmes : ce que les médicamens ne guerissent point, le fer le guérit ; le feu vient à bout de ce que le fer ne guérit point : mais ce que le feu ne guérit point, sera regardé comme incurable.

11°. Qu’il ne faut point entreprendre les maladies désepérées, parce qu’il est inutile d’employer l’art à ce qui est au-dessus de son pouvoir.

Ces maximes sont les plus générales, & toutes supposent le grand principe que c’est la nature qui guérit.

Hippocrate connoissoit aussi tout ce que nos Médecins savent des signes & des symptomes des maladies, & c’est de lui qu’ils le tiennent. Ils lui sont encore obligés des maximes les plus importantes sur la conservation de la santé. Nous apprenons de lui qu’elle dépend de la tempérance & de l’exercice. Il est impossible, dit-il, que celui qui mange continue de se bien porter s’il n’agit. L’exercice consume le superflu des alimens, & les alimens réparent ce que l’exercice a dissipé. Quant à la tempérance, il la recommande tant à l’égard de la boisson, du manger & du sommeil, que dans l’usage des plaisirs de l’amour. Ces deux regles sur lesquelles les modernes ont fait cent volumes, sont tellement sûres, que si tous les hommes étoient assez sages pour les mettre en pratique, la science de guérir deviendroit presque inutile ; car, excepté les maladies endémiques, épidémiques & accidentelles, les autres seroient en petit nombre, si l’intempérance ne les multiplioit à l’infini.

Telles que des sources limpides & pures, les préceptes d’Hippocrate ne sont point mêlés de faussetés, ni souillés par des rodomontades. Comme leur auteur étoit également éclairé, & exemt de toute vanité, on y reconnoît par-tout le ton de la modestie. Non-content des instructions que ses ancêtres lui avoient laissées & de la science qu’il avoit puisée chez les nations étrangeres, il étudia avec une ardeur infatigable les opinions & les sentimens des autres Médecins. Il y avoit alors un temple renommé à Gnide, dont les murs étoient ornés de tables, sur lesquelles on avoit inscrit les observations les plus importantes, concernant les maladies & la santé des hommes. Il ne manqua pas de le visiter, & de transcrire pour son usage tout ce qu’il y trouva d’inconnu pour lui.

Entre les moyens dont il se servit pour augmenter le fonds des connoissances qu’il avoit ou reçues de ses ancêtres, ou recueillies chez les peuples éloignés, il y en a un d’une espece singuliere, & qui lui fut propre. Il envoya Thessalus son fils aîné dans la Thessalie, Dracon le plus jeune sur l’Hellespont, Polybe son gendre dans une autre contrée ; & il