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se répéter eux-mêmes, & se copier les uns les autres : la seule chose qu’on y trouve, & qu’on n’y cherchoit point, c’est une compilation d’antiquités, de fables ou d’histoires inutiles au sujet ; sans parler de la barbarie de leur langage, occasionnée par une vaine ostentation de la connoissance de différens idiomes. Il n’y en a presque aucun qui ait eu en vûe l’honneur & les progrès de la Médecine. D’un côté les Arabes & les commentateurs de Galien semblent s’être piqués de barbarie dans le style ; au contraire, les interpretes d’Hippocrate ont négligé les faits, pour se trop livrer à la diction : de-là vient qu’on n’entend point les uns, & qu’on n’apprend rien dans les autres.

Mais Hippocrate ne l’emporta pas sur tous ses collegues par le mérite seul de sa composition : c’est par une infatigable contention d’esprit à envisager les choses dans les jours les plus favorables ; c’est par une exactitude infinie à épier la nature, & à s’éclaircir sur les opérations ; c’est par le désintéressement généreux avec lequel il à communiqué ses lumieres & ses ouvrages aux hommes, que cet ancien, considéré d’un œil impartial, paroitra supérieur même à la condition humaine : son mérite ne laissera point imaginer qu’il puisse avoir de rivaux ; rival lui-même d’Apollon, il avoit porté tant de diligence dans ses observations, qu’il étoit parvenu à fixer les différens progrès des maladies, leur état présent, leurs révolutions à venir, & à en prédire l’évenement. Si nous considérons les distinctions délicates qu’il établit entre les accidens qui naissent de l’ignorance du médecin, & de la négligence ou de la dureté des gardes-malades, & les syptômes naturels de la maladie, nous prononcerons sans balancer, que de tous ceux qui ont cultivé la Médecine, soit avant, soit après lui, aucun n’a montré autant de pénétration & de jugement.

Il y a plus, les travaux réunis de tous les médecins qui ont paru depuis l’enfance de la Médecine, jusqu’aujourd’hui, nous offriroient à peine autant de phénomenes & de symptômes de maladies, qu’on en trouve dans ce seul auteur. Il est le premier qui ait découvert, que les différentes saisons de l’année étoient les causes des différentes maladies qu’elles apportent avec elles, & que les révolutions qui se font dans l’air, telles que les chaleurs brûlantes, les froids excessifs, les pluies, les brouillards, le calme de l’atmosphere, & les vents, en produisent en grand nombre. Il a compté entre les causes des maladies endémiques, la situation des lieux, la nature du sol, le mouvement ou l’amas des eaux, les exhalaisons de la terre, & la position des montagnes.

C’est par ces connoissances qu’il a préservé des nations, & sauvé des royaumes de maladies qui, ou les menaçoient, ou les affligeoient ; & semblable au soleil, il a répandu sur la terre une influence vivifiante. C’est en examinant les mœurs, la nourriture & les coûtumes des peuples, qu’il remonta à l’origine des maladies qui les désoloient : c’étoit beaucoup pour les contemporains, d’avoir possédé un tel homme : mais il est devenu par ses écrits le bienfaiteur de l’univers. Il nous a laissé ses observations jusques dans les circonstances les plus légeres ; détail futile au jugement des esprits superficiels, mais détail important aux yeux pénétrans des esprits solides & des hommes profonds.

Son traité de aere, locis & aquis, est un chef-d’œuvre de l’art. Je ne dirai pas qu’il a posé dans cet ouvrage les fondemens de la Médecine, mais qu’il a poussé cette science presqu’au même point de perfection où nous la possedons. C’est-là qu’on voit ce savant & respectable vieillard, décrivant avec la derniere exactitude les maladies épidémiques, avertissant ses collegues d’avoir égard, non-seulement

à la différence des âges, des sexes, & des tempéramens, mais aux exercices, aux coûtumes, & à la maniere de vivre des malades ; & décidant judicieusement que la constitution de l’air ne suffit pas pour expliquer pourquoi les maladies épidémiques sont plus cruelles pour les uns que pour d’autres. C’est-là qu’on le trouve occupé à décrire l’état des yeux & de la peau, & à réfléchir sur la volubilité ou le bégayement de la langue, sur la force ou la foiblesse de la voix du malade, déterminant par ces symptômes son tempérament, la violence de la maladie, & sa terminaison. C’est-là que l’on se convaincra que jamais personne ne fut plus exact qu’Hippocrate dans l’exposition des signes diagnostics, dans la description des maladies caractérisées par ces signes, & dans la prédiction des évenemens.

Mais s’il savoit découvrir la nature, observer les symptômes, & suivre les révolutions des maladies, il n’ignoroit pas les secours nécessaires dans tous ces cas. Il n’étoit ni téméraire dans l’application des médicamens, ni trop prompt à juger de leurs effets : il ne s’enorgueillissoit point lorsque les choses répondoient à son attente, & on ne lui voit point la mauvaise honte de pallier le défaut du succès, lorsque les remedes ont trompé ses espérances : mais c’est un malheur auquel il étoit rarement exposé ; son adresse maîtrisoit, pour ainsi dire, le danger : les maladies sembloient aller d’elles-mêmes où il avoit dessein de les amener ; & c’étoit avec un petit nombre de remedes dont l’expérience lui avoit fait connoître le pouvoir, & dont la préparation faisoit tout le prix, qu’il opéroit ces prodiges. Moins curieux de connoître un plus grand nombre de médicamens, que d’appliquer à propos ceux qu’il connoissoit ; c’étoit à cette derniere partie qu’il donnoit son attention.

Imitateur & ministre de la nature, pour ne point empiéter sur ses fonctions, ni la troubler dans ses exercices, il distingue dans les maladies différens périodes, & dans chaque période des jours heureux & malheureux. Il hâtoit ou réprimoit l’action des matieres morbifiques, selon les circonstances ; il les conduisoit à la coction par des moyens doux & faciles, il les évacuoit, lorsqu’elles étoient cuites, par les voies auxquelles elles se déterminoient d’elles-mêmes, ne se chargeant que de leur faciliter la sortie, & de ne la permettre qu’à tems.

Après qu’il eut appris, soit par hasard, soit par adresse, à discerner les remedes salutaires des moyens nuisibles, & découvert la maniere & le tems que la nature employoit à se débarrasser par elle-même des maladies, il fixa par des regles sûres l’usage des médicamens. Ce ne fut que quand ces médicamens eurent été éprouvés par une longue suite d’expériences journalieres & de cures heureuses, qu’il se crut en état d’indiquer les propriétés des végétaux, des animaux, & des minéraux ; ce qu’il exécuta en joignant à ses instructions un détail des précautions nécessaires dans la pratique, détail capable d’effrayer ceux qui seroient tentés de se mêler des fonctions du médecin, sans en avoir la science & les qualités. Voila l’unique méthode de traiter la Médecine avec gloire, & de procurer aux hommes tous les secours qu’ils peuvent attendre de leurs semblables. Voilà la méthode qu’Hippocrate a transmise dans ses écrits, & dont sa pratique a démontré les avantages.

Dans les maladies chroniques, la médecine d’Hippocrate se bornoit au régime, à l’exercice, aux bains, aux frictions, & à un très-petit nombre de remedes. On a beau vanter les travaux des modernes, il ne paroît pas qu’ils en sachent en ceci plus que cet ancien, qu’ils aient une méthode plus raisonnée de traiter ces maladies, & qu’ils s’en tirent avec plus de succès. Il est des médecins, je le sais,