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magnétisme, on ne laisse pas d’observer que ses effets s’operent d’une maniere fixe & invariable, que l’on peut saisir, & qui étant bien connue, sert de regle dans l’application que l’on peut en faire pour multiplier les phénomenes, les expériences.

Il en est de même du corps humain ; il produit des effets dont les causes sont très-obscures : mais après tout, ces effets se réduisent à mettre en mouvement des fluides dans des vaisseaux qui reçoivent & distribuent, comme des pompes foulantes, à élever des poids par le moyen de cordes mises en jeu, &c. ce qui ne fait que des opérations semblables à celles qui se font par des causes purement méchaniques ; ces opérations sont soumises aux mêmes lois du mouvement qui leur sont communes avec tous les corps.

Les élémens des fluides sont des molécules solides ; s’ils sont mis en mouvement, ce ne peut être que d’après les mêmes lois qui reglent les mouvemens de tous les solides ; & l’action d’un fluide quelconque, considéré par rapport à sa masse, est la somme du mouvement de chacune des particules qui la forment.

Mais quoiqu’on ne puisse pas disconvenir que ces lois générales sont observées dans tous les mouvemens de l’œconomie animale, elles ne sont pas les seules qui en déterminent la regle. Les vaisseaux du corps humain ne sont pas des corps fermes, d’une résistance invincible, comme les canaux des machines inanimées : ceux-là sont composés de parties flexibles, élastiques, susceptibles d’allongement, d’extension, de raccourcissement, de contraction alternatives. Nos fluides ne sont pas un liquide pur, homogene, comme est censé l’être le fluide des machines hydrauliques ; ils sont composés d’un mélange d’eau, de sel, d’huile & de terre, qui sont des parties susceptibles de s’attirer, de se repousser sensiblement entr’elles, selon les différens degrés d’affinité, de force, de cohésion dont elles sont douées les unes par rapport aux autres ; en sorte que comme les fluides du corps humain sont en conséquence assujettis à des lois qui leur sont propres, outre celles qui leur sont communes avec les fluides en général, dont ils s’éloignent à proportion de la différence qu’il y a entre l’eau & nos liqueurs ; de même nos vaisseaux sont soumis à d’autres lois qu’à celles qui conviennent à des canaux inflexibles, dans lesquels sont tenus des fluides incompressibles.

Ainsi, il est des phénomenes dans le corps humain dont on ne peut point rendre raison par les seuls principes méchaniques, hydrauliques ou hydraustatiques : ainsi, il n’est pas étonnant que l’événement n’ait pas répondu à l’attente de ceux qui croyoient pouvoit regarder toutes les opérations de l’œconomie animale, au moins à l’égard des fonctions vitales, comme les simples effets d’une machine hydraulique ; parce que le corps humain est une machine d’un genre bien différent, en tant qu’elle est susceptible de mouvemens accidentels, dépendans de la volonté, & que le principe de ces mouvemens, ainsi que la plûpart de ceux que l’on observe dans l’œconomie animale, paroît n’avoir rien de commun avec celui des mouvemens que l’on observe dans les machines inanimées.

Donc, quoique le corps humain ait plusieurs rapports qui lui sont communs avec les autres corps, dans la nature, il ne s’en suit pas moins qu’il faut distinguer ce qu’il a de propre & de relatif à des lois particulieres, qu’on ne peut saisir que d’après l’observation des phénomenes de l’œconomie animale, dans l’état de santé & dans celui de maladie ; en sorte qu’on ne peut user de trop de précaution pour faire une juste application des principes de la simple méchanique, à la physique du corps humain, pour éviter de tomber dans les erreurs où sont tombés la plûpart des médécins méchaniciens de ce siecle,

qui ayant voulu ne considérer l’homme que comme un être corporel, relativement à sa qualité d’animal, ont cru très-mal-à propos trouver l’exemple du véritable mouvement perpétuel dans la disposition physique & méchanique de ses parties, comme dans la colombe de Roger Bacon ; d’où ils croyoient pouvoir déduire la cause & les effets de tous leurs mouvemens, de toutes leurs actions.

Mais, comme on y trouve un assemblage de causes, plutôt qu’une cause unique, leur concours ne nous permet pas d’apprécier séparément leurs produits ; toutes se contrebalancent & se combattent les unes les autres ; elles déguisent réciproquement la part qu’elles ont aux différentes actions : c’est ce qui rend si difficile de connoître, d’apprécier, d’estimer les poids & les mesures de la nature, & de les exprimer par des nombres.

Cependant, dit l’illustre M. de Senac, dans sa préface de son traité du cœur, dont nous extrairons ici quelques réflexions sur l’abus de l’application de la méchanique à la théorie de la Médecine, tout a été soumis au calcul ; la manie de calculer est devenue parmi la plupart des médecins éclairés de ce siecle, une maladie épidémique : la raison & les égaremens sont des remedes inutiles. On a calculé la quantité du sang, le nombre des vaisseaux capillaires, leurs diametres, leur capacité, la force du cœur & de la circulation, l’écoulement de la bile, le jet de l’urine ; on a poussé l’extravagance si loin en ce genre, qu’on a entrepris de fixer les doses des remedes par les ordonnées d’une courbe, dont les divers segmens représentent la durée de la vie humaine ; c’est ainsi qu’on ne peut éviter de donner dans le ridicule, lorsqu’on veut traiter avec un esprit géométrique, des matieres qui n’en sont pas susceptibles ; c’est ainsi que les uns élevent la force du cœur jusqu’à celle d’un poids de trois millions de livres, tandis que d’autres la réduisent à la force d’un poids de huit onces.

Croiroit-on, continue notre auteur, que des physiciens célebres, tels que Borelli & Keill, que des physiciens guidés par les principes d’une science qui porte avec elle la lumiere & la certitude, ayent vu dans ces principes des conséquences si opposées ? Ce ne sont pas en général les calculs qui sont faux, ils ne pechent que parce qu’ils ne sont appuyés que sur de fausses suppositions.

Ces écrivains, par leurs erreurs, ont préparé à leurs critiques une victoire facile. Michelotti & Jurin ont méprisé la géométrie de Borelli, si estimable néanmoins dans la plus grande partie de son traité de motu animalium, celle de Morland & de Keill : d’autres ont censuré ces critiques si éclairés sur les fautes des autres, & si aveugles sur leurs propres défauts. Voilà donc la géométrie armée contre la géométrie, sans qu’on puisse faire retomber sur cette science la honte de ces dissentions, qui ne regarde que les physiciens qui en ont abusé, comme on abuse de la raison, sans qu’on puisse jamais en conclure qu’il faut la rejetter & n’en plus faire usage.

L’application de la Géométrie est plus difficile que la géométrie-même, peut-être que dans mille ans on pourra en appliquer les principes aux phénomenes de la nature ; encore même y en a t-il dont on peut assurer qu’ils s’y refuseront toujours.

Mais, de toutes les sciences physiques auxquelles on a prétendu appliquer la Géométrie, il paroît qu’il n’y en a pas où elle puisse moins pénétrer que dans la Médecine. Avec le secours de la Géométrie, les médecins seront sans doute des physiciens plus exacts ; c’est-à-dire, que l’esprit géométrique qu’ils prendront dans la Géométrie, leur sera plus utile que la Géométrie-même ; ils éviteront des fautes grossieres, dans lesquelles ils tomberoient sans ce secours : en