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bord elle n’est que végétative & semblable à celle d’une plante ; qu’ensuite elle devient sensitive en se perfectionnant ; & qu’enfin elle est rendue raisonnable par la coopération de Dieu. Une chose corporelle ne peut devenir incorporelle : si l’ame raisonnable est la même que la sensitive, mais plus épurée, elle est alors matérielle nécessairement. C’est là le système des Epicuriens, à cela près que l’ame chez les Philosophes payens avoit en elle la faculté de se perfectionner ; au lieu que chez les Philosophes chrétiens, c’est Dieu qui par sa puissance la conduit à la perfection : mais la matérialité de l’ame est toûjours nécessaire dans les deux opinions. Ceux qui disent que l’embryon est animé jusqu’au quarantieme jour, tems auquel se fait la conformation des parties, prêtent, sans le vouloir, des armes à ceux qui soûtiennent la matérialité de l’ame. Comment se peut-il faire que la vertu séminale, qui n’est secourue d’aucun principe de vie, puisse produire des actions vitales ? Or si vous accordez, continuent-ils, qu’il y a un principe de vie dans les semences capable de produire la conformation des parties, d’agir, de mouvoir ; en perfectionnant ce principe & lui donnant la liberté d’augmenter & d’agir librement par les organes parfaits, il est aisé de voir qu’il peut & doit même devenir ce qu’on appelle ame, qui par conséquent est matérielle.

Spinosa ayant une fois posé pour principe qu’il n’y a qu’une substance dans l’univers, s’est vû forcé par la suite de ses principes à détruire la spiritualité de l’ame. Il ne trouve entre elle & le corps d’autre différence que celle qu’y mettent les modifications diverses, modifications qui sortent néanmoins d’une même source, & possedent un même sujet. Comme il est un de ceux qui paroît avoir le plus étudié cette matiere, qu’il me soit permis de donner ici un précis de son système & des raisons sur lesquelles il prétend l’appuyer. Ce Philosophe prétend donc qu’il y a une ame universelle répandue dans toute la matiere, & surtout dans l’air, de laquelle toutes les ames particulieres sont tirées ; que cette ame universelle est composée d’une matiere déliée & propre au mouvement, telle qu’est celle du feu ; que cette matiere est toûjours prête à s’unir aux sujets disposés à recevoir la vie, comme la matiere de la flamme est prête à s’attacher aux choses combustibles qui sont dans la disposition d’être embrasées.

Que cette matiere unie au corps de l’animal y entretient, du moment qu’elle y est insinuée jusqu’à celui qu’elle l’abandonne, & se réunit à son tout, le double mouvement des poumons dans lequel la vie consiste, & qui est la mesure de sa durée.

Que cette ame ou cet esprit est constamment, & sans variation de substance, le même en quelque corps qu’il se trouve, séparé ou réuni ; qu’il n’y a enfin aucune diversité de nature dans la matiere animante, qui fait les ames particulieres raisonnables, sensitives, végétatives, comme il vous plaira de les nommer ; mais que la différence qui se voit entr’elles ne consiste que dans celle de la matiere qui s’est trouvée animée, & dans la différence des organes qu’elle est employée à mouvoir dans les animaux, ou dans la différente disposition des parties de l’arbre ou de la plante qu’elle anime ; semblable à la matiere de la flamme uniforme dans son essence, mais plus ou moins brillante ou vive, suivant la substance à laquelle elle se trouve réunie ; en effet elle paroît belle & nette, lorsqu’elle est attachée à une bougie de cire purifiée ; obscure & languissante, lorsqu’elle est jointe à une chandelle de suif grossier. Il ajoûte que même parmi les cires, il y en a de plus nettes & de plus pures ; qu’il y a de la cire jaune & de la cire blanche.

Il y a aussi des hommes de différentes qualités ; ce

qui seul constitue plusieurs degrés de perfections dans leur raisonnement, y ayant une différence infinie là-dessus. On peut même, ajoûte-t-il, perfectionner en l’homme les puissances de l’ame ou de l’entendement, en fortifiant les organes par le secours des Sciences, de l’éducation, de l’abstinence, de certaines nourritures ou boissons ; ou les dégrader par une vie déréglée, par des passions violentes, les calamités, les maladies, & la vieillesse : ce qui est même une preuve invincible, que ces puissances ne sont que l’effet des organes du corps constituées d’une certaine maniere.

La portion de l’ame universelle qui aura servi à animer un corps humain, pourra servir à animer celui d’une autre espece ; & pareillement celle dont les corps d’autres animaux auront été animés, & celle qui aura fait pousser un arbre ou une plante, pourra être employée réciproquement à animer des corps humains ; de la même maniere que les parties de la flamme qui auroient embrasé du bois pourroient aussi embraser une autre matiere combustible.

Ce Philosophe moderne pousse cette pensée plus loin, & il prétend qu’il n’y a pas de moment où les ames particulieres ne se renouvellent dans les corps animés, par des parties de l’ame universelle qui succédent aux ames particulieres ; ainsi que les particules de la lumiere d’une bougie ou d’une autre flamme sont suppléées par d’autres qui les chassent, & sont chassées à leur tour par d’autres.

La réunion des ames particulieres à la générale, à la mort de l’animal, est aussi prompte & aussi entiere que le retour de la flamme à son principe aussitôt qu’elle est séparée de la matiere à laquelle elle étoit unie. L’esprit de vie dans lequel les ames consistent, d’une nature encore plus subtile que celle de la flamme, si elle n’est la même, n’est ni susceptible d’une séparation permanente de la matiere dont il est tiré, ni capable d’être mangé, & est immédiatement & essentiellement uni dans l’animal vivant avec l’air, dont sa respiration est entretenue. Cet esprit est porté sans interruption dans les poumons de l’animal avec l’air qui entretient leur mouvement : il est poussé avec lui dans les veines par le souffle des poumons ; il est répandu par celles-ci dans toutes les autres parties du corps. Il fait le marcher & le coucher dans les unes, le voir, l’entendre, le raisonner dans les autres. Il donne lieu aux diverses passions de l’animal. Ses fonctions se perfectionnent & s’affoiblissent, selon l’accroissement ou diminution des forces dans les organes, elles cessent totalement ; & cet esprit de vie s’envole & se réunit au général, lorsque les dispositions qu’il maintenoit dans le particulier viennent à cesser.

Avant de bien pénétrer le système de Spinosa, il faut remonter jusqu’à la plus haute antiquité, pour savoir ce que les anciens pensoient de la substance. Il paroît qu’ils n’admettoient qu’une seule substance, naturelle, infinie, & ce qui surprendra le plus, indivisible, quoique pourtant divisée en trois parties ; & ce sont elles, qui réunies & jointes ensemble, forment ce que Pythagore appelloit le tout, hors duquel il n’y a rien. La premiere partie de cette substance, inaccessible aux regards de tous les hommes, est proprement ce qui détermine l’essence de Dieu, des Anges & des génies ; elle se répand de-là sur tout le reste de la nature. La seconde partie compose les globes célestes, le soleil, les étoiles fixes, les planetes, & ce qui brille d’une lumiere primitive & originale. La troisieme enfin compose les corps, & généralement tout l’empire sublunaire, que Platon dans le Timée nomme le séjour du changement, la mere & la nourrice du sensible. Voilà en gros quelle idée on avoit de la substance unique dont on croyoit que les êtres tiroient le fond même de leur nature, chacun