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doute avec quelle liberté vous me permettiez de vous parler dans la rue de Grenelle. Eh bien, je jouis de la même liberté dans le palais de Sa Majesté Impériale. On m’y permet de dire tout ce qui me passe par la tête ; des choses sages peut-être quand je me crois fou, et peut-être très-folles quand je me crois sage. Les idées qu’on transplante de Paris à Pétersbourg prennent, c’est certain, une couleur différente.

Votre nom s’est présenté souvent dans notre conversation ; et, si c’était pour moi un plaisir de le prononcer, je dois dire aussi franchement qu’il a toujours été entendu avec satisfaction. Néanmoins, avouerai-je la vérité ? Trois délicieuses heures, si bien employées tous les trois jours, m’eussent laissé abondamment de loisir, si l’étude et les alternatives de santé et d’indisposition m’avaient sauvé de l’ennui. Il faut toujours ou que j’occupe mes pensées ou que je sois dans un état de souffrance ; je trouve moins désagréable de souffrir que de bâiller. Mais permettez-moi de vous demander, madame, ce que vous faites ? Et Mlle Caminski ? Elle vous est, je gage, toujours chère, et vous êtes également l’objet de son affection. Si le même sentiment de tendresse vous unit comme autrefois, n’ai-je pas le droit de vous dire heureuse ? vos enfants aussi complètent-ils votre bonheur ? répondent-ils à vos soins maternels ? occupent-ils et remplissent-ils votre temps ? seront-ils un jour dignes de vous ?

Pourquoi ne venez-vous pas voir ces choses de vos propres yeux ? J’entends d’ici cette réponse : « Telle était bien mon intention ; mais une misérable machine, hors d’état de supporter les fatigues du voyage, et accablée par le froid sous une pelisse du poids de cinquante livres ; éraillée, tordue, frissonnante, véritable objet de compassion ; chancelante, ridée et réduite tout au plus à la moitié de ses dimensions, m’avertit de la manière la plus impérieuse et la plus douloureuse aussi que cette entreprise est impossible. » Ayez pitié de moi, madame, mais ne me grondez pas. Recevez l’expression de mon parfait respect, et offrez-en autant, de ma part, à Mlle Caminski. Conservez-moi votre estime, puisque vous avez bien voulu me l’accorder. Si nonobstant le dédain avec lequel vous traitez mon pays (et que je dois par politique vous pardonner, car ma vanité se console par l’idée d’avoir à pardonner quelque chose aux êtres que leur