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le courant de cette menée ? Si l’on avait projeté de me rendre fou, dites-moi ce qu’on pourrait faire de mieux ?

Et son bonheur et sa tranquillité, que deviendront-ils, lorsqu’elle aura sous les yeux le spectacle assidu d’un malheureux qu’elle aura fait ? Se donne-t-on ce passe-temps-là à l’âge de quarante-cinq ans ?

Une femme qui ne veut pas aimer, et qui n’en a pas assez des visites journalières qu’on est libre de lui rendre chez elle, et qui s’arrange pour voir un homme dont elle est éperdument aimée trois fois la semaine dans une autre maison ; et cette femme-là en use bien, et cette femme-là connaît le fond de son cœur ? et cette femme-là garde quelque mesure avec son ami ?

Convenez, mon ami, que je suis au moins traité très-légèrement, convenez qu’il n’y a dans cette conduite pas une ombre de délicatesse. Convenez qu’à ma place vous sentiriez comme moi. Convenez que vous en seriez bien autrement blessé que moi. Y a-t-il d’autres règles pour une femme que pour une maîtresse ? Si votre femme se comportait ainsi, ne lui en diriez-vous pas un mot ? Puisque l’étude et la pratique de la justice ont été le travail de votre vie, soyez juste.

Elle est sûre d’elle-même ? Et qui le sait ?

Quand elle serait sûre d’elle-même, n’a-t-elle aucun ménagement à garder avec moi ? Je ne souffre point ; je ne souffrirai pas ; mais qui est-ce qui le lui a dit ?

Y a-t-il une conduite pour les femmes et une conduite pour les hommes ? Que penserait-elle, que penseriez-vous de moi, si j’étais aimé d’une autre et que je me permisse tout ce qu’elle a fait ?

Je ne vous parle ainsi, ni pour la dépriser à vos yeux, ni pour exhaler mon ressentiment. Je n’en ai point ; je suis tranquille, je suis heureux et je n’ai que faire de la solitude pour sentir le prix de la liberté qu’on me rend.

Si elle s’en va, je la perdrai sans regret ; si elle revient, je la recevrai avec transport.

Qu’elle s’en aille ou qu’elle me reste, je m’occuperai sincèrement de son bonheur ; l’estime que je faisais d’elle n’en sera point altérée, et je lui conserverai tout mon attachement.

J’ai bien peur que vous ne me voyez ni l’un ni l’autre tel que je suis. Je n’ai aucun mérite à cette belle résignation. Elle