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les yeux éteints et l’esprit usé. Cependant c’est un encouragement, et quel est le souverain assez riche pour y suppléer par ses libéralités ?

Mais ces traités n’ont quelque avantage pour l’auteur qu’en vertu des lois qui assurent au commerçant la possession tranquille et permanente des ouvrages qu’il acquiert. Abolissez ces lois, rendez la propriété de l’acquéreur incertaine, et cette police mal entendue retombera en partie sur l’auteur. Quel parti tirerai-je de mon ouvrage, surtout si ma réputation n’est pas faite, comme je le suppose, lorsque le libraire craindra qu’un concurrent, sans courir le hasard de l’essai de mon talent, sans risquer les avances d’une première édition, sans m’accorder aucun honoraire, ne jouisse incessamment, au bout de six ans, plus tôt s’il l’ose, de son acquisition ?

Les productions de l’esprit rendent déjà si peu ! Si elles rendent encore moins, qui est-ce qui voudra penser ? — Ceux que la nature y a condamnés par un instinct insurmontable qui leur fait braver la misère ? Mais ce nombre d’enthousiastes, heureux d’avoir le jour du pain et de l’eau, la nuit une lampe qui les éclaire, est-il bien grand ? est-ce au ministère à les réduire à ce sort ? S’il s’y résout, aura-t-il beaucoup de penseurs ? S’il n’a pas de penseurs, quelle différence y aura-t-il entre lui et un pâtre qui mène des bestiaux ?

Il y a peu de contrées en Europe où les lettres soient plus honorées, plus récompensées qu’en France. Le nombre des places destinées aux gens de lettres y est très grand ; heureux si c’était toujours le mérite qui y conduisît ! Mais si je ne craignais d’être satirique, je dirais qu’il y en a où l’on exige plus scrupuleusement un habit de velours qu’un bon livre. Les productions littéraires ont été distinguées par le législateur des autres possessions ; la loi a pensé à en assurer la jouissance à l’auteur ; L’arrêt du 21 mars 1749 les déclare non saisissables. Que devient cette prérogative si les vues nouvelles prévalent ? Quoi ! un particulier aliène à perpétuité un fonds, une maison, un champ, il en prive ses héritiers, sans que l’autorité publique lui demande compte de sa conduite. Il en tire toute la valeur, se l’applique à lui-même comme il lui plaît, et un littérateur n’aura pas le même droit ? Il s’adressera à la protection du souverain pour être maintenu dans la plus