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qui le plaignaient : « Ce n’est pas moi, c’est Anite et Mélite qu’il faut plaindre. S’il fallait être à leur place ou à la mienne, balanceriez-vous ? » Combien de circonstances dans la vie où l’on se consolerait de la même manière ? Qui de nous voudrait avoir le portefeuille de M..... dans sa poche ?

Le Discours sur la Satire des philosophes est de l’abbé Coyer. C’est ce qu’il a fait de mieux, et je suis bien aise que cet homme me soit du parti des honnêtes gens, quand ce ne serait que pour opposer guêpe à guêpe.

N’allez pas vous mettre dans la tête que votre hiver sera triste. Il n’y a pas un mot à rabattre de vos réflexions. Si vous osez, ils n’oseront pas. Que madame votre mère sache seulement dire à sa fille : Votre époux est un homme de bien à qui l’on persuade une mauvaise action. Vous avez de la religion : voudriez-vous enrichir vos enfants avec le bien des autres ? Interrogez confidemment votre mari, et vous verrez le fond de cette iniquité. Il peut se laisser tromper et déshonorer par son neveu, s’il le veut. Pour moi, je suis résolue à suivre le sort des autres créanciers. Je perdrai avec eux, et je serai payée aux échéances fixées par ma transaction, intérêt et principal.

Je reviens à Astrée et à Céladon[1]. Il y a à peu près un an que je le vis à Oiry. C’est la seule fois que je l’aie vu. Il était gai, il paraissait avoir de la santé. Nous nous promenâmes tête à tête, à gauche de la maison en sortant, sous une belle allée plantée au bord de la rivière mélancolique, d’où l’on voit les riches coteaux de la Champagne. Je lui parlai d’Astrée, la joie le transportait, il était tout oreilles. Une chose surtout me touchait, c’est la contrainte honnête qu’il s’imposait. Il me laissait dire, de peur que ses questions ne le rendissent indiscret. Il ne me croyait pas instruit de ses sentiments. J’ai pensé depuis que, de la manière dont je lui parlais d’Astrée, il ne tint qu’à lui de me prendre pour un rival.

Il n’est plus, il est mort de douleur. Voilà donc le sort qui attend les honnêtes gens. Le temps suscitera quelqu’un qui aura ce qui manquait à Céladon, et qui manquera de la grande qualité qu’il avait. Astrée le verra, l’aimera et en sera trompée, et

  1. Sans doute M. Marson et Mme Le Gendre, dont Diderot a déjà parlé dans cette même lettre.