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Et que vous dit l’honnête de Prisye ? Nous devions nous voir, causer de vous, abréger votre absence, ou l’alléger ainsi ; mais les campagnes nous ont tous dispersés. Combien de reconnaissances et de doux reproches se feront à la Saint-Martin !

En voilà donc encore deux dont il faut dire qu’il n’y a pas assez d’étoffe pour en faire ou d’honnêtes gens ou des fripons ! et combien d’autres que nous connaissons, et combien d’autres encore que nous ne connaissons pas !

J’ai très-bien compris l’arrangement qu’on vous propose. La promptitude avec laquelle vous en avez démêlé l’injustice me ravit, mais ne me surprend pas. Lorsque le sentiment est délicat et que l’intérêt n’offusque pas la raison, cela ne manque pas d’arriver. Les hommes partiraient presque tous de la même vitesse, s’ils suivaient la même impulsion de leur cœur. Il est bien rare que le cœur mente, mais on n’aime pas à l’écouter.

Chère femme, combien je vous aime ! combien je vous estime ! En dix endroits votre lettre m’a pénétré de joie. Je ne saurais vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spectacle de l’injustice me transporte quelquefois d’une telle indignation que j’en perds le jugement, et que, dans ce délire, je tuerais, j’anéantirais ; aussi celui de l’équité me remplit d’une douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien : alors il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il nage ; je ne sais quelle situation délicieuse et subite me parcourt partout ; j’ai peine à respirer ; il s’excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement ; c’est surtout au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir ; et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs. Voilà ce que je suis quand je m’intéresse vraiment à celui qui fait le bien. Ô ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! Ô Angélique, ma chère enfant, je te parle ici et tu ne m’entends pas ; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de toi, et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu me préparais, qu’il dépendait de toi de me faire mourir de plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand