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font mourir… je vous en avertis… Notre piquet est fait. Le Baron peut essuyer deux quatre-vingt-dix de suite sans se fâcher. Nous avons soupé. Nos femmes sont étendues sur un même canapé, et nous autres nous sommes rassemblés autour du foyer. Encore un mot de nos Chinois. Ils ne savent ce que c’est que la promenade. Celui qui sortirait de chez lui sans affaire et qu’on verrait aller et venir sous des arbres passerait pour un fou. On les accoutume dès leur plus tendre enfance à durer des heures entières dans la même attitude ; dans un âge plus avancé, semblables à des statues, ils restent un temps incroyable, le corps, la tête, les pieds, les mains, les jambes, les bras, les sourcils, les paupières immobiles. Ils doivent en contracter la facilité de méditer profondément. Il est incroyable jusqu’où ils se possèdent. On a beau faire, on ne les tire point de leur assiette tranquille. Fripons entre eux et avec l’étranger, ils disent que ce sont leurs dupes qui sont des sots ou des étourdis. « Une fois, dit le père Hoop, je fus un de ces sots, de ces étourdis-là ; c’est-à-dire que je fus trompé par un commerçant chinois et fripon. J’allai lui représenter combien il m’avait lésé : « Cela est vrai, me répondit-il, vous l’êtes beaucoup, mais il faut payer. — Mais où est la bonne foi, la droiture ? — Je n’en sais rien, mais il faut payer. « Après avoir essayé les paroles douces, j’en vins aux gros mots, je l’appelai coquin, maraud, fripon. Tout ce qui vous plaira, mais il faut payer. » Je n’en pus jamais tirer autre chose, et je payai. En recevant mon argent : « Étranger, me dit-il, tu vois bien que tu n’as pas gagné un sou à te mettre en colère. Eh ! que ne payais-tu tout de suite, sans te fâcher ? cela eût été beaucoup mieux. » Mais ne vous ai-je pas écrit, ou parlé d’une bizarrerie de toute cette nation ? En regardant les meubles et les porcelaines peintes qui nous viennent de ce pays, il n’est pas que l’extravagance des figures ne vous ait frappée. Savez-vous d’où cela vient ? C’est que, loin de prendre la nature pour modèle, ils cherchent à s’en écarter le plus qu’ils peuvent ; ils disent pour leur raison qu’on la voit sans cesse, et quelque talent qu’on ait, quelque peine qu’on se donne, qu’on n’en approche pas ; d’où ils concluent que tout ouvrage exécuté dans ce genre d’imitation doit dégoûter et faire pitié, au lieu qu’en s’abandonnant au délire de l’imagination, les plantes, les animaux, les hommes, les êtres qu’on crée, ne