Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grain ou la valeur de 10,000 livres, une maison à la ville, deux jolies chaumières à la campagne, des vignes, des marchandises, quelques créances et un mobilier tel à peu près qu’il convenait à un homme de son état. Mon frère et ma sœur seront mieux partagés que moi, et je m’en réjouis. Qu’ils s’approprient tout ce qui leur conviendra, et qu’ils me renvoient. Pourquoi m’accommodais-je autrefois si bien de la vie qu’on mène ici, et ne puis-je la supporter aujourd’hui ? C’est, ma Sophie, que je n’aimais pas, et que j’aime.

Les choses ne sont rien en elles-mêmes ; elles n’ont ni douceur ni amertume réelles : ce qui les fait ce qu’elles sont, c’est notre âme ; et la mienne est mal disposée pour elles. Tout ce qui m’environne me lasse, m’attriste et me déplaît. Mais qu’on me promette ici mon amie, qu’elle s’y montre, et tout à sa présence s’embellira subitement. Si les objets ont changé pour moi, il s’en manque beaucoup que je sois le même pour eux. On me trouve sérieux, fatigué, rêveur, inattentif, distrait. Pas un être qui m’arrête ; jamais un mot qui m’intéresse ; c’est une indifférence, un dédain qui n’excepte rien. Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je m’aperçois que je laisse partout une offense secrète. Plus on m’estime, plus on souffre de mon inadvertance ; et moi, j’admire combien sottement les autres s’accusent ou se félicitent de notre humeur bonne ou mauvaise ; ils s’en font honneur, et ils n’y sont pour rien. Ah ! si j’osais les détromper, je leur dirais : Vous me plairiez tous, si j’avais ici ma Sophie ; et pourtant elle vous déparerait. La comparaison que je ferais de vous avec elle ne serait pas à votre avantage ; mais je serais heureux, et l’homme heureux est indulgent. Venez donc me réconcilier avec cette ville… Mais cela ne se peut. Il faut que je la haïsse jusqu’au moment où j’en sortirai pour retourner à vous. Je sens davantage que cette idée embellira mes derniers jours.

J’ai reçu vos deux lettres à la fois. Tout ce que vous y peignez, je l’éprouve ; j’ai payé le tribut à l’eau et à l’air de ce pays ; mais peut-être ne m’en porterai-je que mieux. N’est-ce pas à M… qu’il faut adresser les lettres pour Isle ? Je reviendrai donc avec madame votre mère ! Je m’y attendais. Ce n’était pas par Roger que j’espérais un mot de vous : mais je l’ai cherché dans le paquet de madame votre mère et dans les poches de