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ami, si cependant j’avais écouté la chaleur de mon âme et de la vôtre ; si j’étais à présent au milieu de votre atelier, examinant, approuvant, critiquant, peut-être n’auriez-vous ni mouleur, ni ouvrier, ni fondeur. C’est moi qui ai rassuré la pauvre tête de Simon, que les impertinents propos des rivaux, des jaloux, des méchants avaient tout à fait renversée. C’est moi qui ai dissipé les terreurs paniques de Vandendrisse, autre mauvaise tête. Je me doute bien que j’aurai la même tâche avec Sainteville et Hachement. Il faut ici, mon ami, un ambassadeur honnête homme et qui soit connu pour tel, et puis un indifférent qu’on croie incapable, par quelques considérations que ce soit, d’aventurer le bonheur d’un autre homme, et qui joigne son témoignage à celui de l’ambassadeur sur le bien que celui-ci ne peut manquer de dire de sa cour. La bonté, la douceur, l’affabilité, la véracité du prince de Galitzin les ébranlent et moi je les achève. C’est ainsi que Simon et Vandendrisse se sont à la fin déterminés à partir.

Enfin, je suis parvenu au sujet principal de votre dernière lettre et de ma réponse. Écoutez-moi, mon ami, et ne rabattez pas un mot de tout ce que je vais vous dire :

J’ai une femme âgée et valétudinaire. Elle touche à la soixantaine, et il est tout naturel qu’elle soit attachée à ses parents, à ses amis, à ses connaissances, à son époux et à tous les entours de son petit foyer. Emmène-t-on avec soi sa femme infirme et sexagénaire ? et, si on la laisse, fait-on bien ?

J’ai un enfant qui a du sens et de la raison. Voici le moment ou jamais de lui donner l’éducation que je lui dois. Le moment de faire le véritable rôle de père, est-ce celui de s’éloigner ? Incessamment cet enfant sera nubile. Autres soucis, autres soins.

Je pourrais m’étendre davantage sur ces points, mais je vous avouerai, à ma honte, que ces deux motifs les plus honnêtes et les plus raisonnables sont peut-être ceux qui m’arrêtent le moins. Ah ! si je pouvais être aussi pauvre amant que je suis pauvre père et pauvre époux ! Je ne ménage pas les expressions, comme vous voyez. C’est que quand on fait tant que d’ouvrir son âme à son ami, il ne la faut point ouvrir à demi.

Que vous dirai-je donc ! que j’ai une amie ; que je suis lié par le sentiment le plus fort et le plus doux avec une femme à