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sujets et pour sa véritable gloire. C’est ainsi que j’en écrivis à peu prés à M. le général Betzky, lorsque je remerciais Sa Majesté Impériale de ses dernières marques de bonté. Je me sentais accablé sous le poids de tant de bienfaits multipliés. Je me secouais sous ce poids. Je cherchais à me soulager en proposant quelque espèce d’échange. D’abord, on ne m’a point répondu. On m’a laissé gémir. Ou n’a voulu de moi qu’un homme écrasé de grâces, de bontés et d’honneurs. On m’a laissé promener chez ma nation le reproche de son oubli, avec la conscience pénible de mon utilité pour la nation étrangère et généreuse qui avait tant fait pour moi. J’allais prendre la plume. J’allais vous écrire, mon ami : « Faites qu’on m’ordonne, faites qu’on m’emploie à quelque chose. J’ai encore une dizaine d’années de vigueur littéraire. Je les offre, faites qu’on les accepte ; faites, s’il se peut, que je m’acquitte et qu’il me soit permis de me servir des doigts sacrés de notre souveraine pour appliquer une croquignole à nos quarante jetonniers. » J’en étais là, lorsque j’ai reçu votre lettre, votre cruelle lettre, et la lettre plus cruelle encore de M. le général Betzky. Encore un moment, mon ami. Je sens que mon âme s’ouvrira, mais que le moment n’en est pas encore venu. Comment deux lettres, l’une pleine de l’amitié la plus tendre et du plus vif intérêt, l’autre qui met le comble à une longue suite de bontés, où l’on daigne lever nos inquiétudes, où l’on s’occupe avec une délicatesse, un charme infini, à me réconcilier avec les grâces que l’on m’accorde, où l’on m’invite, où l’on me promet le repos, la protection et la paix ; où une souveraine, suspendant ses fonctions les plus importantes, dicte à son ministre, adresse elle-même à un étranger ignoré, à un petit particulier qui doit à son souvenir la meilleure partie de sa considération et de son orgueil, les choses les plus douces, les plus flatteuses, les plus honorantes, comment deux lettres que j’arrose alternativement de mes larmes, des larmes de la joie, peuvent-elles devenir cruelles ? Ah ! mon ami, viens, arrache de mon cœur un sentiment qui le domine, finis ce combat et je te suis. Encore une fois, tu parles bien à ton aise, tu ne sais pas. Tu vas savoir.

Dans six semaines, au plus tard, vous recevrez cette lettre, et vous embrasserez celui qui vous la remettra, parce qu’il te remettra une lettre de ton ami. Je ne vous nomme point cet