Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


20° C’est ainsi que tout héros se parle à lui-même ; voilà la harangue intérieure de celui que j’exhorte à quelque tentative périlleuse ; c’est la méditation d’Alcide, pensif au sortir de la forêt de Némée. La volupté lui crie : Prends ma coupe et bois l’oubli de l’immortalité. La gloire lui crie : O quanto si parlerà di te !

21° Sans l’enthousiasme de la gloire, sans l’ivresse de l’immortalité, sans l’intérêt de l’avenir, sans le respect de la postérité, presque plus de ces monuments auxquels les pères, les fils, les petits-fils, se sont successivement consacrés ; plus de ces entreprises dont l’avantage est pour l’avenir et la peine pour le présent. Plus d’Achille qui s’immole ; les Grecs s’en retourneront, et Ilion restera. Ne vous y trompez pas : Ilion est le symbole de toute grande chose.

22° L’homme mesure à son insu la perfection de ses ouvrages à la durée qu’il s’en promet. Que fera-t-il, s’il ne voit qu’un instant ? Un catafalque.

23° Voulez-vous voir les édifices tomber en ruine, la terre se couvrir de ronces, ressuscitez la folie des Millénaires[1]. L’homme qui travaille suppose le monde et son ouvrage éternels[2].

24° Interrogez les hommes et comptez les voix : sur vingt mille hommes qui mépriseront le tribunal de la postérité, il y en aura presque vingt mille qui seront méchants ; sur vingt mille qui dédaigneront le sentiment de l’immortalité, il y en aura presque vingt mille qui n’ont aucun droit aux honneurs à venir.

25° Calculez le retour d’une comète ; prouvez aux hommes que dans cinq à six mille ans la terre et la comète se rencontreront dans un point commun de leurs orbites ; et trouvez un poëte qui fasse un vers, un monarque qui ordonne une statue.

26° Un héros criait dans une assemblée d’hommes illustres : S’il y a quelqu’un ici à qui il soit indifférent que son ouvrage et son nom meurent avec lui, ou lui survivent à jamais, qu’il

  1. Sectaires qui prétendaient que Jésus-Christ devait régner sur la terre pendant mille ans, et que, pendant ce temps, les saints jouiraient de tous les plaisirs du corps.
  2. « Vous vous trompez, le dernier Slodtz a fait un catafalque qu’il savait bien ne devoir durer qu’un instant ; il l’a fait aussi beau qu’un monument éternel. »