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Vous vous trompez, mon ami ; ma page n’est pas belle comme vous dites, ce n’est pas au courant de la plume qu’on fait une belle page ; mais en revanche elle ne prouve rien pour vous. Si je me porte à mon ouvrage avec des sentiments élevés ; si j’ai une haute opinion de la chose que je tente ; si j’ai une noble confiance en mes forces, si je me propose de fixer sur moi l’attention des siècles à venir ; quoique la présence de ces différents motifs cesse dans mon esprit, la chaleur en reste au fond de mon cœur ; elle y subsiste à mon insu, elle y agit, elle y travaille, même tandis que l’engagement de l’homme avec l’ouvrage s’exerce dans toute sa violence. Voyez ce bel et modeste esclave asiatique qui s’avance à la rencontre de son ami, la tête baissée. Qu’est-ce qui le tient dans cette humble et timide attitude ? Le sentiment habituel de la servitude qui ne le quitte point : il semble toujours présenter son cou au cimeterre du despotisme. Et ce fier républicain qui passe la tête levée dans la rue ? qu’est-ce qui lui donne cette démarche ferme et ce maintien intrépide ? C’est le sentiment de la liberté qui le domine ; il ne pense pas à son monarque, et il a l’air de le braver[1].

Ici vous dites : Je ne nie pas que la pensée d’être estimé de nos neveux ne soit douce ; plus haut, vous avez dit : C’est un feu follet, c’est une chimère ; tantôt, le sentiment de l’immortalité est du plaisir pur et comptant ; tantôt, c’est un rêve que je ne ferai point, si la tête ne me tourne ; dans un autre endroit, cette belle attente ne m’effleure pas et je ne sais ce que c’est. Dans un autre, vous vous en laissez bercer aussi, et même vous en bercez un peu les autres ; que diable voulez-vous qu’on fasse d’un homme qui passe, comme il lui plaît, du blanc au noir et du noir au blanc[2] ?

  1. « Vous vous trompez, mon ami, je n’ai pas dit une belle page, quoiqu’elle le soit assurément. J’ai dit que vous aviez fait une bonne page ; parce qu’elle rentre assez bien dans mon système, malgré ce que vous dites ici de contraire. À quoi je pense qu’il est de bon sens de ne pas répondre encore. »
  2. « Qu’on le lise avec plus d’attention, qu’on le juge selon ses principes ; qu’on lui permette de dire que la pensée de la postérité est douce, même utile ; et en même temps, que c’est une chimère ; parce qu’il y a des chimères douces et souvent utiles. En un mot, qu’on lui permette de badiner quelquefois, et quelquefois aussi qu’on lui suppose assez de politesse pour se prêter au langage de son ami : bien entendu que c’est toujours modus loquendi. »