Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Lorsque vous reprochez à Pline l’écume du chien de Ialyse, les raisins de Zeuxis, la ligne de Protogène, le rideau d’un autre, vous oubliez le titre de son ouvrage. Pline vous crie : Je ne suis pas peintre, je suis historien. Ce n’est pas des beaux-arts seulement, c’est de l’histoire naturelle que j’écris[1].

  1. « 1° Il ne fallait pas séparer le chien de Ialyse, ni le joindre à d’autres observations qui n’y ont nul rapport. Je vous ai demandé si l’écume de ce chien, faite d’un coup d’éponge, avait les quatre couches ; vous n’avez pas voulu répondre. Je vous demande à présent ce que devint cette écume quand la première couche du tableau tomba ? Si vous ne voulez pas avouer que vous êtes pris, je vous conseille de continuer votre silence sur ce portrait que Protogène en sept ans acheva*, et qui lui coûta plus en lupins qu’en verve et en talent supérieur. « 2° Que Pline ait écrit des beaux-arts seulement ou que ce ne soit qu’une partie de son ouvrage, que m’importe ? S’il en raisonne mal, il a tort ipso facto. Il m’arrive de dire deux mots sur la vue, et sur la couleur des objets : ces deux mots vous incommodent, il n’y a pas de pauvre diable du coin plus maltraité que je le suis de votre part. Les égards sont oubliés ; il semble ne vous rester que la grosse envie de jeter des pierres. Voyez un peu où nous en serions si je suivais votre exemple. Mais ne craignez rien de semblable : quand on a une maison de verre, il ne faut pas jeter des pierres dans celle de son voisin. Et puis Socrate, et puis la philosophie ; oh ! ne craignez rien, je suis trop bien appris. « Cet endroit de votre réponse et deux ou trois autres encore, où je ne vous reconnais plus, où je trouve une autre touche, me font soupçonner que vous n’étiez pas toujours seul en l’écrivant. Quoi qu’il en soit, Pline devait parler plus juste des beaux-arts. Si un mot, selon vous, de travers est répréhensible dans une lettre d’ami, que sera-ce des erreurs répandues dans vingt-sept chapitres laissés à l’univers pour son instruction sur la peinture et la sculpture des anciens ? Il s’ensuivrait de votre manière de raisonner qu’un dictionnaire pourrait ne rien valoir, sans qu’il y eût un mot à dire à l’auteur.

    « Un artiste n’est qu’une partie de son ouvrage ; il n’en fait pas son objet principal. Ainsi d’encore en encore, il pourrait se moquer des gens, et leur crier : Ce n’est ni de ceci, ni de cela que j’écris. Seulement, vous oubliez le titre de mon ouvrage ; je ne suis ni jardinier, ni poëte, ni confiseur, j’ai bien autre chose dans la tête. C’est un dictionnaire universel, c’est l’histoire du monde que je fais. On le laisserait crier, on lui dirait : Reprenez votre ouvrage, faites-le mieux, et ne nous bercez plus du moyen de laisser dans un livre toutes les fautes imaginables. Mon maître, si je ne raisonne pas bien, donnez-moi une leçon de logique.

    « Aux vingt ou vingt-cinq extraits que je viens de dire, ajoutez-en trente, pour le moins aussi curieux, je les renvoie après ma dernière lettre. Le livre de Pline m’était tombé des mains, je l’ai repris ; voici pourquoi. Mes observations sur cet ancien sont une affaire bien plus sérieuse pour moi que pour vous ; les torts ne sont pas égaux entre nous.

    « J’ose attaquer votre idole et celle de bien d’autres ; si je ne profite pas de tous mes avantages, je suis perdu sans miséricorde ; et si je dois être battu, encore faut-il que ce ne soit pas tout à fait comme un sot. Mais pour vous qui tenez au gros du parti, quand vous n’auriez pas raison, n’avez-vous pas à votre commandement les vieilles foudres de l’autorité ? Jupiter prendrait son tonnerre : ou tout au moins Diderot se tirerait d’affaire avec le petit sourire de dédain. C’est toujours un faux air de triomphe qui en impose quelquefois. Si des bévues que je rapporte de votre ami, vous en pouvez justifier la moitié, les trois quarts même si vous voulez, il en restera encore assez pour prouver qu’il a radoté quelquefois, et bien plus radoté que je ne disais en n’envisageant que la peinture et la sculpture. » J’admire l’assurance avec laquelle vous prononcez sur une pratique commune, qu’un auteur qui a connu les manœuvres, et les manœuvres les plus déliées des arts mécaniques les plus

    * Œlian., l. XII, c. iv. Plut., In vità Démet.