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Ne pourrions -nous être grands que quand on nous regarde ? Mais, mon ami, vous n’y pensez pas. C’est à moi à vous parler ainsi ; la bonne portion de votre honoraire est dans les regards et les acclamations de ceux qui vous entourent ; je suis seul, au contraire, ou je n’entends que la voix du blâme, quand je fais le bien. Je ne serai plus, on ne me regardera plus, je n’entendrai plus, quand j’obtiendrai l’éloge que je mérite[1].

Vous rencontrez fort bien pourquoi les posthumes ne se publient point, mais il s’agit de savoir pourquoi ils ont été faits. Mon ami, vous êtes, ce me semble, à côté[2].

Il est plus doux de recevoir la réponse de son ami que de lui écrire. Cela se peut, mais il est donc doux de lui écrire, sans quoi il ne serait pas plus doux de lui répondre ; vous êtes, ce me semble, encore à côté : pour faire un pas, il fallait prétendre et prouver que l’un de ces bonheurs était ou nul ou exclusif de l’autre.

C’est vous, mon ami, qui sophistiquez la nature, si vous croyez que quand l’homme peut légitimement tirer deux moutures d’un sac, il n’y manque jamais. S’il fallait opter entre le blâme du présent, l’une des moutures, et l’éloge de l’avenir, c’est certainement celui qui préférerait l’éloge de l’avenir que nous appellerions le grand homme[3].

  1. « Avant les regards et les acclamations de ceux qui m’entourent, je vous ai dit, assez net, que je connaissais un autre tribunal. J’ajoute qu’il est si redoutable que je ne m’y présente jamais qu’en tremblant. Ce tribunal, c’est moi. Prenez-le comme il vous plaira; c’est ma juridiction naturelle, je m’y tiens, et j’y pense, je vous assure. Ainsi, mon ami, si je croyais avoir fait un bon ouvrage qui dût être effacé de la mémoire des hommes, et que votre âme compatissante me plaignît de mon infortune, je vous répondrais : Je m’en souviens et c’est assez. Voyez Bélisaire, chapitre ier, et dites mal de moi, si vous pouvez.

    « Quoi ? Diderot n’entend que la voix du blâme quand il fait le bien, et c’est Diderot qui ose le dire ? Il n’entend donc pas l’éloge des hommes sages, des hommes honnêtes qui aiment, ainsi que lui, le règne de la raison ? Diderot est bien sourd. »

  2. « Il est plus aisé de dire : « Vous êtes à côté » que de le démontrer. »
  3. « Eh ! mon ami, que me dites-vous ? Si j’ai la première mouture, l’autre viendra sans que je la demande ; sans même que j’y pense. Nous me la donnez bonne avec votre grand homme. Tous les siècles ont eu des hommes qui ont fait de grandes choses sans avoir l’avenir pour objet ; il y en a eu, il y en a, il y en aura toujours. S’ils sont rares, c’est qu’en tout le, meilleur n’est pas commun.

    « N’allez pas me parler d’institution dont le but est uniquement l’avenir. Ne m’objectez pas ces enfants ramassés dans la plus vile populace, dont on fait des hommes et des femmes honnêtes, des sujets libres et reconnaissants. Disons, avec M. Cochin à qui je l’écrivais, que dans ces tulipes de graine il en pourra panacher quelques-unes, et qu’on a lieu d’espérer que celles qui ne seront que de couleur simple seront pures et d’une belle conformation. Venez les voir à Saint-Pétersbourg, venez aussi verser les larmes délicieuses de la tendre humanité, avec Catherine qui embrasse ces heureux enfants devenus dignes de lui appartenir. Amenez-y Henri IV, il s’y trouvera mieux qu’à votre parade égyptienne. Quand je vous parle de grandes choses faites sans la vue de la postérité, celle-ci et d’autres encore qui sont le fondement du bonheur futur d’un grand empire sont exceptées. »