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un des principaux ressorts de l’âme ? Pourquoi tarirais-je la source des actions héroïques ? Pourquoi attacherais-je l’homme à lui-même, qu’il n’aime déjà que trop ? Pourquoi ôterais-je au talent méconnu ou persécuté, à l’innocence opprimée, à la vertu malheureuse son unique consolation, son dernier appel ? Pourquoi restreindrais-je la sphère déjà si étroite de nos jouissances ? Pourquoi délivrerais-je les tyrans de la frayeur de l’histoire ? Pourquoi, le plus furieux des iconoclastes, briserais-je les statues, les monuments, et tout ce qui prêche aux hommes le sentiment de la postérité, le respect ou la crainte du jugement à venir ?

Les peines et les plaisirs réels ou physiques ne sont presque rien. Les peines et les plaisirs d’opinion sont sans nombre. Il faut ou que je respecte le sentiment de l’immortalité, l’idée de la postérité, toutes les jouissances idéales, anticipées, ou que j’attaque à la fois tous les plaisirs d’opinion. Est-ce là ce que vous me proposez ?

Lorsque vous envoyez votre Pygmalion à tous les diables, vous oubliez qu’il y a autant de détracteurs que d’hommes de goût, qu’il en naît et qu’il en naîtra sans fin ; et je ne vois plus en vous qu’un citoyen aussi froid sur la gloire de son siècle et de sa nation que sur la sienne. Je ne vous dis rien ni de l’honneur ni du bonheur de l’espèce humaine ; avec vos idées on n’est rien moins qu’un cosmopolite.

Je laisse là toute votre tirade sur la paternité de l’artiste. Elle ne m’effleure pas. Vous avez pris un éloge pour un argument, une caresse pour une égratignure. Quand je vous demandais si vos enfants n’étaient pas de chair, ce n’était pas au philosophe, c’est au statuaire que je m’adressais. Mais je vous dirai en passant que je pourrais tuer ma fille sans atrocité, et qu’on ne pourrait quelquefois arracher un mauvais arbre de votre jardin sans vous faire peine. Notre attachement aux choses n’est communément fondé que sur nos soins. Ce n’est pas seulement au passe-dix qu’on court après son argent. Vous avez un mauvais poirier dans votre potager ; il est couvert de mousse, rongé d’insectes, hérissé de branches mortes. Un jour je jette un œil compatissant sur ce poirier, et je vous dis : « Falconet, sauvons la vie à ce malheureux ». À l’instant, j’élague les mauvaises branches avec ma serpe ; vous déracinez la mousse