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la plus douce, la plus consolante, la plus noble avec laquelle vous puissiez converser dans votre retraite, vous l’en chassez. Éloigné du commerce de ceux qui vous admirent, privé de l’entretien de ceux qui vous admireront un jour, il ne vous reste plus qu’à éloigner ceux que vous admirez pour rester seul.

Un jour Fontenelle disait que s’il y avait dans un coffre un mémoire écrit de sa main qui le peignît à la postérité comme un des plus grands scélérats du monde, et qu’il eût une démonstration géométrique que ce mémoire serait ignoré de son vivant, il ne se donnerait pas la peine d’ouvrir le coffre pour le brûler. Ce discours fit peine à tous ceux qui l’entendirent, et personne ne le crut. C’est qu’il vient dans l’esprit qu’un homme aussi indifférent sur la mémoire qu’il laisse après lui ne balancerait guère à commettre un crime si ce crime lui était utile et qu’il eût la démonstration géométrique qu’il ne sera pas connu de son vivant. On n’aime pas ces gens-là qui mettent tant d’importance à la date.

Le génie, ce pur don de la nature, est la cause unique des grandes choses. La cause unique ! cela est-il bien vrai ? Il me semble que si je vous avais demandé, il y a deux mois, qu’est-ce qui avait conduit les littérateurs et les artistes de la Grèce et de Rome au point de perfection qu’ils ont atteint, vous m’eussiez répondu : « C’est le sentiment de la liberté qui porte l’esprit aux grandes idées ; c’est le patriotisme, c’est l’amour de la vertu ; ce sont les honneurs nationaux, ce sont les récompenses publiques, c’est la vue, l’étude, le choix, l’imitation constante de la nature, c’est le respect de la postérité ; c’est l’ivresse de l’immortalité ; c’est le travail assidu ; c’est l’heureuse influence des mœurs, des usages et du climat, c’est le génie sans lequel toutes ces causes ne sont rien, sans lesquelles il est peu de chose. Une seule injustice suffit pour assoupir le génie qui veille au centre de la capitale ; le bruit seul d’une récompense suffit pour éveiller le génie qui dort à Chaillot. »

S’il y avait des statues pour les grands crimes comme pour les grandes vertus, vous verriez bien d’autres scélérats. Ce qui me fait chérir le respect de la postérité, le sentiment de l’immortalité, c’est qu’ils ne germent qu’au fond d’une belle âme. Ce n’est pas l’exécration des siècles qu’on ambitionne, c’est leur louange. Le scélérat n’exerce presque jamais toute son