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à jamais, entendez-vous ? c’est ainsi que Racine se parlait à lui-même.

Je reçois des éloges éclairés et sincères. Je les distingue… sans en être affecté… Avec une pareille surdité pour ceux qui crient à mon oreille, comment voulez-vous que j’entende des sons lointains ? Si le fait est vrai, il est sans réplique. Que je vous plains ! Vous n’êtes pas heureusement né. L’éloge de votre propre cœur est le seul qui vous reste, et cet éloge n’enivre pas. Vous n’aimez donc, n’estimez donc personne ? Combien de voix qui n’arrivent point à mon âme sans la troubler ! et celle de mon ami, et celle de mon amie, et celle de mon concitoyen, et celle de l’étranger, et celle de la postérité qui me console de toute la peine que j’ai soufferte pendant vingt ans.

Qu’est-ce qui soutenait les Roger et François Bacon, tant d’autres qui ont été persécutés dans des âges éclairés, tant d’autres qui ont consumé leur vie parmi des contemporains incapables d’apprécier leurs travaux, tant d’autres que la nature condamnait au malheur, en leur accordant un génie précoce pour leur siècle ? Ils étaient ou ignorés, ou méprisés, ou calomniés, ou pauvres, ou tourmentés. Ils voyaient que de longtemps ils ne seraient compris, évalués, estimés. Cependant ils continuaient de souffrir et de travailler. Parmi une infinité de motifs de leur constance, vous n’en exclurez pas du moins le seul qu’ils aient unanimement allégué : c’est que le temps de la justice viendrait. Il est venu ce temps qu’ils avaient prédit, et justice s’est faite. Rien de si commun et de si sincère que l’appel à la postérité, et quand il est légitime, il n’est point mis au néant.

Et tous ceux qui ont consacré leur vie à des ouvrages posthumes, et qui n’ont espéré de leurs travaux que la bénédiction des siècles à venir ; voilà les hommes que vous appelez des fous, des insensés, des rêveurs ; les plus généreux des hommes, les âmes les plus fortes, les plus élevées, les moins mercenaires. Envierez-vous à ces mortels illustres leur unique salaire, la pensée douce qu’ils seraient un jour honorés ?

Et ces philosophes, et ces ministres, et ces hommes véridiques qui ont été la victime des peuples stupides, des prêtres atroces, des tyrans enragés, quelle consolation leur restait-il en mourant ? C’est que le préjugé passerait et que la postérité reverserait l’ignominie sur leurs ennemis. Ô postérité sainte et