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serait pas plus difficile d’entendre le concert lointain de 99999 que celui de demain. Le ton est donné et il ne changera pas.

Mais je vous entends… Tant de grands noms oubliés ! tant de grands hommes dont les ouvrages sont perdus ou détruits, tant d’autres dont les ouvrages sont attribués à ceux qui ne les ont pas faits !… Vous m’objectez un péril auquel vous n’êtes et ne serez jamais exposé ; il n’y a plus à craindre pour les ouvrages, les actions et les noms des hommes illustres que la rencontre d’une comète. Il faut que tout subsiste ou périsse à la fois. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, n’ont jamais été plus vifs qu’en les âges où vos réflexions auraient eu quelque force. L’illustration à venir n’a perdu sa valeur que depuis que la durée éternelle du monde entier lui est assurée. C’est que les âmes ont moins d’énergie, c’est qu’il est plus court et plus aisé de mépriser que d’obtenir le suffrage des temps à venir. Cherchez bien au fond de ce sac, et vous y trouverez l’insuffisance et la paresse.

Il fut un temps où un littérateur, jaloux de la perfection de son travail, le gardait vingt ans, trente ans dans son portefeuille. Cependant une jouissance idéale remplaçait la jouissance actuelle dont il se privait. Il vivait sur l’espérance de laisser après lui un ouvrage et un nom immortels. Si cet homme est un fou, toutes mes idées de sagesse sont renversées.

Mais, dites-moi, quelle est la ressource et quel jugement vous portez d’un de mes amis ? Il s’est préparé pendant vingt années, et il a travaillé pendant dix à un des plus beaux ouvrages, à mon sens, qui existent ; de la philosophie la plus vraie, la plus solide, la plus franche, et qu’assurément il n’oubliera jamais. Sa préface commence par ces mots : Ami, quand tu me liras, je ne serai plus ; mais dans ce moment où je suis, je pense que tu ne pourras refuser une larme à ma mémoire, et mon âme en tressaillit de joie.

Cher Falconet, l’ouvrage que vous avez fait et qui passera à la postérité est une lettre que vous écrivez à un ami qui est aux Indes, qui la recevra sûrement, mais que vous ne reverrez plus. Il est doux d’écrire à son ami, il est doux de penser qu’il recevra notre lettre, et qu’il en sera touché.