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je ne saurais que faire de toute ma richesse. Savez-vous qu’il s’agit de me faire pensionnaire du Mercure pour quinze cents livres, à condition de fournir une feuille tous les mois ! Il y a déjà plus d’un mois que cette agréable perspective dure ; c’est un bonheur que M. de Saint-Florentin ne m’ôtera pas : quand nous échouons, nous avons du moins espéré.

Ceux qui marchandent ma bibliothèque en ont fait faire de leur tête une appréciation qui est de mille livres au-dessous de la mienne. La différence n’est pas forte ; mais qu’importe ? Si l’affaire manque, mon Homère et mon Platon me resteront…

Peu à peu vous me rappellerez toute ma vie. Tenez, je gagerais cent contre un que mon aversion pour ces sortes de créatures vient moins d’éducation, de goût honnête, de délicatesse naturelle, de bon caractère, que de deux aventures qui me sont arrivées à un âge propre à recevoir des impressions fortes. Je ne sais pourquoi je ne vous en ai jamais dit un mot, je n’y repense pas sans avoir la chair de poule. Ah ! que la Vénus des carrefours m’est hideuse !… Une fois je fus invité à souper dans une maison un peu suspecte, mais que je ne connaissais pas sur ce pied. Un des fils de Julien Le Roi[1] en était. Il y avait d’autres hommes et des femmes. Je fus placé à table à côté de la maîtresse de la maison. On fut gai. J’étais jeune et fou ; je plaisais, et je m’en apercevais à des regards et à d’autres signes qui n’étaient pas équivoques. On se sépara tard ; je ne sais comment cela se fit, mais je restai seul avec la maîtresse de la maison ; en ayant, selon toute apparence, à passer la nuit dans un appartement où il n’y avait qu’un lit, j’espérais qu’on m’en offrirait poliment la moitié, car c’était une femme polie. On la délaçait, j’aidais à la déshabiller, lorsqu’on heurta violemment à la porte : c’était le jeune Le Roi, qui revenait à toutes jambes m’apprendre l’état de la personne aimable et facile avec laquelle j’étais, et le péril de ses faveurs. J’étais descendu pour lui parler ; je ne remontai pas… Voici le second tome. J’avais une petite chambre au coin de la rue de la Parcheminerie ; je la vois d’ici. Au-dessus de moi logeait une fille entretenue par un officier ; elle s’appelait Desforges. Son amant partit pour la campagne de 44[2] ; je fis connaissance avec elle un jour qu’il faisait

  1. Fameux horloger, né à Tours en 1686, mort à Paris en 1759.
  2. 1744.