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gratitude, mais pas un seul mot de celles qui l’exigent. Il ne s’agit pas de votre rôle seulement, mais il faut aussi considérer celui du bienfaiteur. Je vous demande à présent ce qu’il s’est proposé. A-t-il voulu vous servir ? A-t-il voulu vous obliger ? Vous a-t-il fait un sacrifice ? Vous a-t-il préférée ? S’est-il donné du soin, privé de quelque chose ? Vous a-t-il distinguée d’une indifférente ? S’est-il montré votre serviteur, votre ami ? Et qu’importe si, par des vues particulières qu’il ignorait, et qu’il devait ignorer, comme l’aversion que vous aviez pour son attachement, le mépris que vous faisiez de sa personne, il vous vexait au lieu de vous obliger ? Si c’est un méchant qui se venge pour un bienfait, haïssez-le ; si c’est un homme officieux qui vous sert, plaignez-vous des circonstances qui vous lient malgré vous à un méchant ; mais reconnaissez le bienfait. Il y a deux sortes d’amis : les uns qui sont de notre choix ; c’est l’estime, la vertu, la conformité de caractère, tout ce qui inspire le respect, la confiance, la vénération, tout ce qui constitue la sympathie entre d’honnêtes gens, qui nous les concilie. Ce sont deux instruments que Nature avait accordés à l’unisson. Ils se sont trouvés l’un près de l’autre ; les cordes du premier ont été pincées, et les cordes du second ont frémi. Ils ont senti en même temps la douceur intime et délicieuse de ce frémissement ; ils se sont approchés, ils se sont touchés, ils se sont unis : cela s’est fait en un instant. Il y a des amis que le hasard nous donne ; nous les tenons de tout ce qui se renferme sous le mot de nécessités de la vie. Vous tombez au fond d’une rivière, un scélérat se met à la nage et vous conserve la vie au péril de la sienne. Voilà, sinon un ami, du moins un bienfaiteur que la circonstance vous donne. Que ferez-vous de cet homme ? Son caractère ne sera point un reproche pour vous ; mais vous exemptera-t-il de la reconnaissance ? Même dans la supposition qu’ennuyée de la vie vous vous fussiez jetée dans la rivière, il ne sait pas que vous vouliez périr, et, parce qu’il l’ignorait, fallait-il qu’il demeurât spectateur oisif et tranquille de votre péril ? Qu’a fait votre père pour vous ? Comparez-le avec ce que ce scélérat a fait de son côté. En voilà là-dessus bien plus qu’il n’en faut. Suppléez le reste… Les libertins sont bien venus dans le monde, parce qu’ils sont inadvertants, gais, plaisants, dissipateurs, doux, complaisants, amis de tous les plaisirs ; c’est