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sa sœur en aurait fait un sujet surprenant. Sa mère, qui s’en est emparée, ne souffrira jamais que j’en fasse quelque chose. Eh bien ! elle ressemblera à cent mille autres, et si elle a un sot mari, comme il y a cent mille à parier contre un que cela arrivera, elle en sera moins mécontente que si une meilleure éducation l’eût rendue plus difficile.

Autre sujet de peine. Cette terrible révision est finie. J’y ai passé vingt-cinq jours de suite, à dix heures de travail par jour. Mes corsaires ont tous leurs manuscrits sous les yeux. C’est une masse énorme qui les effraye. Ils surfont eux-mêmes mon travail, et moi je dis : « Donc, je n’en obtiendrai rien. La conséquence est juste. S’ils avaient envie de le payer, ce travail, ils le déprimeraient. » Je suis si sûr de ma logique, que je ne m’attends à rien, mais à rien absolument. Si par hasard je me suis trompé, je ne rougirai point d’en convenir ; mais je ne me trompe pas, je gage ce qu’on voudra.

Grimm arrive ce soir de la Chevrette. Je lui avais promis d’aller au Salon, et de lui esquisser un jugement rapide des principaux morceaux qui y sont exposés ; le dégoût, l’ennui, la mélancolie m’ont empêché de lui tenir parole, et c’est encore un chagrin pour moi.

Comme je finissais hier la lettre que je vous écrivis, arriva l’abbé de La Porte, ami du directeur des eaux de Passy, qui nous raconta les détails suivants de l’aventure de la petite Hus[1]. Mais je suis bien maussade aujourd’hui pour entamer une chose aussi gaie ; n’importe, quand vous l’aurez lue, vous fermerez ma lettre, et vous en ferez de vous-même un meilleur récit.

M. Bertin[2] a une maisonnette de 50,000 à 60,000 francs à Passy ; c’est là qu’il va passer une partie de la belle saison avec Mlle  Hus.

Cette maison est tout à côté des vieilles eaux. Le maître

  1. Mlle  Hus, dont parle le neveu de Rameau, on sait en quels termes (voir t. V, p. 404), d’abord actrice à la Comédie-Française, puis à Saint-Pétersbourg, épousa en 1775 un sieur Lelièvre. Elle avait eu du comte Markoff une fille qui fut légitimée et mariée au prince Dolgorouky. On a parfois confondu Mlle  Hus avec sa mère, qui fit représenter sans succès à la Comédie-Italienne, en 1750, un acte intitulé Plutus rival de l’Amour.
  2. Trésorier des parties casuelles.