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père d’une jeune fille à qui je dois l’éducation ; c’est que j’ai aussi des amis. Il faut donc les laisser, ces consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions ; et que voulez-vous que je fasse de l’existence, si je ne puis la conserver qu’en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? Et puis je me lève tous les matins avec l’espérance que les méchants se sont amendés pendant la nuit ; qu’il n’y a plus de fanatiques ; que les maîtres ont senti leurs véritables intérêts, et qu’ils reconnaissent enfin que nous sommes les meilleurs sujets qu’ils aient. C’est une bêtise, mais c’est la bêtise d’une belle âme qui ne peut croire longtemps à la méchanceté. Ajoutez à cela que le danger qui nous menace tient à une disposition des esprits qui ne s’aperçoit point. La société présente un aspect si tranquille que l’âme, lasse de se tourmenter, se livre à une sécurité, perfide à la vérité, mais à laquelle il est presque impossible de se refuser. L’innocence et l’obscurité de sa vie sont deux autres sophismes bien séduisants. Et comment voulez-vous que celui qui n’en veut à personne s’imagine, sous les tuiles où il s’occupe à se rendre meilleur, que des bourreaux attendent le jour pour se saisir de lui, et le jeter dans un bûcher ? Quand on s’est rassuré par sa nullité, on se rassure par son importance. Dans un autre moment on se dit à soi-même : « Ils n’auront pas le front de persécuter un homme qui a consumé ses plus belles années à bien mériter de son pays ; n’est-ce pas assez qu’ils aient laissé à d’autres le soin de l’honorer, de le récompenser, de l’encourager ? s’ils ne m’ont pas fait de bien, ils n’oseront me faire du mal. » C’est ainsi qu’on est alternativement dupe de sa modestie et de son orgueil. Qui que vous soyez qui m’avez écrit la lettre pleine d’intérêt et d’estime que notre ami commun m’a remise, je sens toute la reconnaissance que je vous dois, et je jette d’ici mes bras autour de votre cou. Je n’accepte ni ne refuse vos offres. Plusieurs honnêtes gens, effrayés du train que prennent les choses, sont tentés de suivre le conseil que vous me donnez. Qu’ils partent, et quel que soit l’asile qu’ils auront choisi, fût-ce au bout du monde, j’irai. Notre ami m’a fait lire un ouvrage nouveau[1]. Je tremble pour le moment où cet ouvrage sera connu.

  1. Sans doute l’Examen important de milord Bolingbroke qui ne fut imprimé qu’en avril 1767, selon Beuchot, mais dont Damilaville avait peut-être reçu une copie.