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étais vain ; je me sentais échauffé, et j’aurais pu entreprendre même la vie de Socrate, malgré mon insuffisance que vous me faisiez oublier. Vous voyez combien la louange de l’homme de bien est séduisante. Quoique je n’aie pas tardé à rentrer en moi-même et à reconnaître combien le sujet était au-dessus de mes forces, je n’y ai pas tout à fait renoncé, mais j’attendrai. C’est par ce morceau que je voudrais prendre congé des lettres. Si jamais je l’exécutais, il serait précédé d’un discours dont l’objet ne vous paraîtra ni moins important, ni moins difficile à remplir : ce serait de convaincre les hommes que, tout bien considéré, ils n’ont rien de mieux à faire dans ce monde que de pratiquer la vertu.

J’y ai déjà pensé, mais je n’ai encore rien trouvé qui me satisfasse. Je tremble lorsqu’il me vient à l’esprit que si la vertu ne sortait pas triomphante du parallèle, il en résulterait presque une apologie du vice. Du reste, la tâche me paraît si grande et si belle, que j’appellerais volontiers à mon secours tous les gens de bien. Oh ! combien la vanité serait puérile et déplacée dans une occasion où il s’agirait de confondre le méchant et de le réduire au silence ! Si j’étais puissant et célibataire, voilà le prix que je proposerais en mourant ; je laisserais tout mon bien à celui qui mettrait cette question hors d’atteinte, au jugement d’une ville telle que la vôtre. J’ai dit en mourant, et pourquoi pas de mon vivant ? Moi qui estime la vertu à tel point que je donnerais volontiers ce que je possède pour être parvenu jusqu’au moment où je vis avec l’innocence que j’apportai en naissant, ou pour arriver au terme dernier avec l’oubli des fautes que j’ai faites et la conscience de n’en avoir point augmenté le nombre ! Et où est le misérable assez amoureux de son or pour se refuser à cet échange ? où est le père qui ne l’acceptât avec transport pour son enfant ? où est l’homme qui, ayant atteint l’âge de quarante-cinq ans sans reproche, n’aimât mieux mourir mille fois que de perdre une prérogative si précieuse par le mensonge le plus léger ? Ah ! monsieur, étendez cet homme sur de la paille au fond d’un cachot, chargez-le de chaînes, accumulez sur tous ses membres toute la variété des tourments, vous en arracherez peut-être des gémissements ; mais vous ne l’empêcherez point d’être ce qu’il aime le mieux ; privez-le de tout, faites-le mourir au coin d’une rue, le dos appuyé contre une