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meilleures vues que vous avez eues. Détachez-vous donc promptement de cet argent, qui est certainement dans les mains les moins sûres que je connaisse, les vôtres. Si je ne le tiens pas avant un mois d’ici, je ne compterai sur rien. La mère et l’enfant sont infiniment sensibles à vos souhaits et à votre éloge, elles seront très-heureuses toutes les fois qu’elles apprendront quelque chose d’agréable de vous. Vous savez, pour moi, que si l’intérêt que je prends à vos succès, à votre santé, à votre considération, à votre fortune, pouvait servir à quelque chose, il n’y aurait sur aucun théâtre du monde aucune femme plus honorée, plus riche et plus considérée. Notre scène française s’appauvrit de jour en jour ; malgré cela, je ne vous invite pas encore à reparaître ici. Il semble que ce peuple devienne d’autant plus difficile sur les talents, que les talents sont plus rares chez lui ; je n’en suis pas étonné, plus une chose distingue, plus on a de peine à l’accorder. L’impératrice de Russie a chargé quelqu’un ici de former une troupe française ; aurez-vous le courage de passer à Pétersbourg et d’entrer au service d’une des plus étonnantes femmes qu’il y ait au monde ! Réponse là-dessus. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Sacrifiez aux grâces, et étudiez surtout la scène tranquille ; jouez tous les matins pour votre prière la scène d’Athalie avec Joas, et pour votre prière du soir quelques scènes d’Agrippine avec Néron ; dites pour bénédicité la scène première de Phèdre et de sa confidente, et supposez que je vous écoute ; ne vous manierez point surtout. Il y a du remède à l’empesé, au raide, au rustique, au dur, à l’ignoble ; il n’y en a point à la petite manière ni à l’afféterie. Songez que chaque chose a son ton. Ayez quelquefois de l’emphase, puisque le poëte en a. N’en ayez pas aussi souvent que lui, parce que l’emphase n’est presque jamais dans la nature ; c’en est une imitation outrée. Si vous sentez une fois que Corneille est presque toujours à Madrid et presque jamais dans Rome, vous rabaisserez souvent ses richesses par la simplicité du ton, et ses personnages prendront dans votre bouche un héroïsme domestique, uni, franc, sans apprêt, qu’ils n’ont presque jamais dans ses pièces. Si vous sentez une fois combien la poésie de Racine est harmonieuse, nombreuse, filée, chantante, et combien le chant cadencé s’accorde peu avec la passion qui déclame ou qui parle, vous vous étudierez à