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marqués, et l’apprenti condamné à neuf ans de galères, le colporteur à cinq ans, et la femme à l’Hôpital pour toute sa vie. L’arrêt associe au Christianisme dévoilé, l’Homme aux quarante écus et les Vestales[1], tragédie que nous avons lue manuscrite. Il n’y a qu’un cri contre M. de Sartine. Mais voyez-vous les suites de cet arrêt ? Un colporteur m’apporte un ouvrage prohibé. Si j’en achète plus d’un exemplaire, je suis censé fauteur d’un commerce illicite, et exposé à une poursuite effroyable. Vous connaissez l’Homme aux quarante écus, et vous aurez bien de la peine à deviner par quelle raison il se trouve dans cet arrêt infamant. C’est la suite du profond ressentiment que nos seigneurs gardent d’un certain article Tyran du Dictionnaire portatif[2], dont vous vous souviendrez peut-être. Ils ne pardonneront jamais à Voltaire d’avoir dit qu’il valait mieux avoir affaire à une seule bête féroce, qu’on pouvait éviter, qu’à une bande de petits tigres subalternes qu’on trouvait sans cesse entre ses jambes. Et voilà la raison pour laquelle le Dictionnaire portatif a été brûlé dans l’affaire du jeune La Barre qui n’avait point ce livre.

Je crains bien qu’en dépit de toute sa considération, de toute sa protection, de tous ses rares talents, de tous ses beaux ouvrages, ces gens-là ne jouent quelque mauvais tour à notre pauvre patriarche. Je sais bien que la postérité reversera sur eux l’ignominie dont ils auront prétendu le couvrir ; mais de quoi cela guérira-t-il l’homme réduit en cendres ? Savez-vous qu’ils ont délibéré, il y a trois jours, de le décréter ?

Je reviens sur ces deux malheureux qu’ils ont condamnés aux galères. Au sortir de là, que deviendront-ils ? Il ne leur reste plus qu’à se faire voleurs de grands chemins. Les peines infamantes, qui ôtent à l’homme toute ressource, sont pires que les peines capitales qui lui ôtent la vie.

J’ai vu M. de La Fargue bien maigre, bien défait, bien jaune. Il m’a appris d’abord de vos nouvelles, de votre santé, du désir que vous avez de me voir à Isle, où je voudrais être ; ensuite du merveilleux effet de ma lettre à M. Trouard. Serais-je assez

  1. Éricie ou la Vestale, drame en trois actes, par Fontanelle. Londres (Paris), 1768, in-8.
  2. Premier titre du Dictionnaire philosophique.