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une autre fois tout doucement à Isle. Il vaut mieux s’ennuyer sur les grands chemins deux ou trois jours de plus que d’exposer sa santé. Entendez-vous ? Vous en serez quittes cette année pour le torticolis. Maman se redressera tout à fait, je l’espère, mais vous serez les plus méchantes créatures qu’il y ait au monde, si vous souffrez, les années suivantes, qu’elle vieillisse de dix ans en vingt-quatre heures. Entendez-vous ? J’irai, un de ces matins, remercier M. Soldini, et lui demander en grâce, pour l’avenir, les meilleurs postillons et les plus mauvais chevaux.

Vous auriez aussi quelque pitié de moi, si vous saviez l’état misérable d’anéantissement où je suis tombé depuis votre départ. Cela m’est arrivé sans que je m’en doutasse. Il faut que je vous aime deux fois plus que je ne croyais. Je savais pourtant bien que je vous aimais beaucoup. Vous, mademoiselle, qui devinez tout, devineriez-vous bien d’où je viens ? Du concert des Tuileries, tout seul. Convenez qu’il faut être bien embarrassé de sa personne ; aussi le suis-je ; j’ai de l’ouvrage jusque par-dessus les yeux, et je ne saurais rien faire. Je suis invité au Grandval, à la Briche, à Aubonne, et je ne me soucie pas d’y aller. Je ne me trouve bien ni chez moi, ni ailleurs. La compagnie me déplaît quand j’en ai, et je la souhaite quand elle me manque : c’est surtout vers les cinq heures du soir que je sauterais volontiers jusqu’à onze. Vous trouvez les journées trop courtes, et moi je les trouve trop longues.

Ce n’est pas que je n’aie été secouru par quelque distraction ; j’ai conduit deux Anglais, qu’on m’avait adressés, chez Eckard, qui a été, pendant trois heures de suite, divin, merveilleux, sublime. Je veux mourir si, pendant cet intervalle-là, j’ai seulement songé que vous fussiez au monde : c’est que je ne songeais pas qu’il y eût un monde ; c’est qu’il n’existait plus pour moi que des sons merveilleux et moi.

Le lendemain matin, ma petite bonne eut l’impertinence de jouer les mêmes pièces devant les mêmes auditeurs, et elle ne déplut pas. J’allai passer l’après-midi du même jour chez Damilaville. Il avait eu la plus mauvaise nuit ; il souffrait encore des douleurs inouïes. La glande du cou a repoussé l’œsophage de côté. Il marche avec plus de peine que jamais. Son état me fit venir plusieurs fois les larmes aux yeux. Tronchin travaille à fondre les obstructions ; Bordeu et Roux disent qu’on ne les fondra pas sans