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La querelle de nos deux voisins est restée indécise.

J’ai encore huitaine à passer ici. Priez Dieu que je ne meure pas d’indigestion. On nous apporte tous les jours de Champigny les plus furieuses et les plus perfides anguilles, et puis des petits melons d’Astracan, puis de la sauerkraut, et puis des perdrix aux choux, et puis des perdreaux à la crapaudine, et puis des baba, et puis des pâtés, et puis des tourtes, et puis douze estomacs qu’il faudrait avoir, et puis un estomac où il faut mettre comme pour douze. Heureusement on boit en proportion, et tout passe.

J’ai pensé acheter hier un cheval dix écus. Il est vrai qu’il est perdu, et que peut-être il est mort. C’est celui du docteur Gem. Vous n’avez pas encore entendu nommer celui-ci. C’est un bon homme ; un fanatique froid. Il part pour l’Angleterre ; il confie son cheval à M. Bergier. Connaissez-vous celui-ci ? M. Bergier le prête à un autre, celui-ci à un troisième, ce troisième à un quatrième ; et il y a bientôt un mois que le docteur court après son cheval. Kohaut nous quitte demain : j’en suis fâché, et la Baronne aussi, et lui plus que tous les deux. À propos, il faut que je vous dise un excellent procédé de notre incompréhensible Baron. Pour faire comme tout le monde, Kohaut joue au passe-dix ; il n’y est pas heureux. Le Baron s’aperçoit un jour qu’il était chagrin d’une perte assez considérable qu’il avait faite : il va le matin dans sa chambre ; il soupçonne que les affaires de Kohaut sont embarrassées, et il ne se trompait pas. Il s’assied ; il le questionne ; il le gronde de son silence déplacé ; il le remercie on ne peut plus honnêtement des soins qu’il donne à sa femme, et le force d’accepter cinquante louis. Cela est fort bien, dites-vous. Mais ce n’est pas tout. Le lendemain il pense que peut-être cette somme ne suffira pas à Kohaut pour l’arranger tout à fait, et il lui en fait accepter cinquante autres, avec des excuses réitérées de ne s’en être pas avisé plus tôt. C’est Kohaut qui est venu me raconter la chose toute fraîche.

On nous a envoyé de Paris une bibliothèque nouvelle autrichienne : c’est l’Esprit du clergé[1], les Prêtres démas-

  1. Esprit du clergé, ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes, traduit de l’anglais (de J. Trenchard et de Th. Gordon, et refait en partie par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, 2 vol. in-8o. « Ce livre a été traduit et corrigé par le Baron, ensuite par mon frère, qui l’a athéisé le plus possible.» (Note manuscrite de Naigeon le jeune).