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jeune homme se crut autorisé à se jeter à genoux, à prendre une main, à la baiser, à avouer qu’il ressentait la première passion qu’il eût ressentie de sa vie, et la plus violente qu’aucun homme eût peut-être connue. Cette femme, loin de retirer sa main, que mon jeune homme dévorait, le relève doucement, le fait asseoir devant elle, et lui montre un visage tout baigné de pleurs. Jugez quelle impression fit ce visage, où l’on voyait la douleur dans toute sa violence, sans le moindre vestige ni de colère, ni de surprise, ni de mépris, ni d’indifférence ! « Madame, lui dit mon jeune homme, vous pleurez ? — Oui, je pleure. — Qu’avez-vous ? Aurais-je eu le malheur de vous déplaire, de vous affliger ? — De me déplaire ! non ; de m’affliger ! oui. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour éloigner ce moment ; croyez qu’il y a longtemps que je vois que vous m’aimez, et que je vois arriver votre peine à la mienne. Vous m’aimez ? — Si je vous aime ! — Eh bien ! je crois que je vous aime aussi : mais de quoi peut vous servir cet aveu, après celui qui me reste à vous faire ! Vous allez connaître du moins jusqu’à quel point je vous estime ; une femme fait rarement une confidence telle que celle que je vais vous faire ; il est plus rare encore que ce soit à un homme de votre âge. Mais je vous connais, et je vous connais bien. » Ensuite elle lui raconte toute son histoire ; et tandis que mon jeune homme, plus surpris, plus affligé que je ne saurais vous dire, cherchait ce qu’il avait à lui répondre, elle ajouta : « Ce qui me désespère, c’est l’incertitude de ce cœur ; vous y êtes, j’en suis sûre ; mais je ne suis pas sûre que l’autre en soit exclu. C’est un embarras ; une obscurité, une nuit, un labyrinthe où je me perds. Ce cœur est depuis un temps une énigme que je ne saurais expliquer. Il y a des moments où je voudrais être morte. » Et puis voilà des larmes qui se mettent à couler en abondance, une femme que ses sanglots étouffent et qui dit : « Que deviendrais-je, que deviendriez-vous, si je vous écoutais, et qu’après vous avoir écouté, cet homme allât reprendre ses premiers sentiments et les faire renaître en moi ? Je suis enchantée de vous connaître ; je voudrais ne vous avoir jamais connu ; vous ne pouvez ni vous approcher d’une autre, ni vous approcher de moi, sans me causer une peine mortelle. J’ai souhaité cent fois que vous vous attachiez ailleurs ; mais c’était le souhait de ma raison, et le serrement subit de mon cœur ne