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cier de la manière dont il disposera de moi. J’avais une fortune bornée ; la nécessité de la partager au temps où une fille nubile me demanderait sa dot, et l’impossibilité de ce partage sans aller chercher l’aisance en province, ou sans ressentir la disette à Paris, m’inquiétait, et semblait me condamner au travail jusque dans l’âge des infirmités et du repos. Un événement inattendu m’enrichit et ne me laisse aucun souci sur l’avenir. En ai-je été plus heureux ? Aucunement. Une chaîne ininterrompue de petites peines m’a conduit jusqu’au moment présent. Si je faisais l’histoire de ces peines, je sais bien qu’on en rirait : c’est le parti que je prends moi-même quelquefois ; mais qu’est-ce que cela fait ? Mes instants n’en ont pas été moins troublés, et je ne prévois pas que ceux qui suivront soient plus tranquilles… Mais je crois que ma digestion va mieux, puisqu’à mesure que j’écris, je perds l’envie de continuer sur ce ton triste et moraliste.

Don Diego est revenu. J’avais prédit que l’année du retrait et le délai de la jouissance ne le dégoûteraient point de l’acquisition ; ma prédiction s’est accomplie. Reste à savoir comment on s’y prendra pour ne point s’abîmer de dépense, si l’on ne veut pas se résoudre à vivre séparé de vous pendant deux ou trois ans. Je me trouve au milieu de ces délibérations-là, et je me tais. On ne parle que pour ouvrir un avis conforme aux intérêts de ceux qui me consultent, mais si contraire aux miens, que c’est presque à faire douter de l’attachement que j’ai pour vous.

Hier, aux Tuileries, M. Le Grand en fut tout à fait scandalisé. Je disais à la chère sœur qu’il fallait vivre quatre à cinq mois de l’année à Paris, et aller avec sa fille, son fils et un précepteur, s’établir les huit autres à la terre de madame sa mère. Le Grand, qui était à côté de moi, me tira à l’écart, et me dit : « Y pensez-vous ! si l’on suit le conseil que vous donnez, que deviendra-t-elle ? que deviendrez-vous ? — Il n’y a pas tant de générosité dans cet oubli d’elle et de moi, lui répondis-je, que vous y en supposez. La considération de son bonheur et du mien n’influera aucunement dans l’arrangement qu’on prendra ; notre liaison n’a de l’importance que pour nous ; nous nous connaîtrions bien mal en gens si nous allions nous imaginer qu’on pût la compter pour quelque chose dans une affaire