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m’avait promis pour mon ouvrage, sans aucune interruption.

Demain peut-être, mon amie ; demain, c’est jeudi, et je me porterai bien, assez bien pour regretter votre éloignement.

Je vous écris chez Le Breton où j’étais venu pour revoir mes feuilles que je laisse là.

Je n’y viendrai plus guère dans ce maudit atelier où j’ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me donneront pas un bâton pour me conduire. Il ne nous reste plus que quatorze cahiers à imprimer ; c’est l’ouvrage de huit ou dix jours. Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m’occupe depuis vingt ans, qui n’a pas fait ma fortune, à beaucoup près, qui m’a exposé plusieurs fois à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m’a consumé une vie que j’aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse. Le sacrifice des talents au besoin serait moins commun s’il n’était question que de soi ; on se résoudrait plutôt à boire de l’eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier ; mais pour une femme, pour des enfants, à quoi ne se résout-on pas ? Si j’avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas : J’ai travaillé trente ans pour vous ; mais je leur dirais : J’ai renoncé pour vous pendant trente ans à la vocation de nature ; j’ai préféré de faire, contre mon goût, ce qui vous était utile à ce qui m’était agréable : voilà la véritable obligation que vous m’avez et à laquelle vous ne pensez pas.

J’eus le courage de dire hier au soir à Mme Le Gendre qu’elle se donnait bien de la peine pour ne faire de son fils qu’une jolie poupée. Pas trop élever, est une maxime qui convient surtout aux garçons. Il faut un peu les abandonner à l’énergie de nature. J’aime qu’il soient violents, étourdis, capricieux. Une tête ébouriffée me plaît plus qu’une tête bien peignée. Laissons-les prendre une physionomie qui leur appartienne.

Si j’aperçois à travers leurs sottises un trait d’originalité, je suis content. Nos petits ours mal léchés de province me plaisent cent fois plus que tous vos petits épagneuls si ennuyeusement dressés. Quand je vois un enfant qui s’écoute, qui va la tête bien droite, la démarche bien composée, qui craint de déranger un cheveu de sa figure, un pli de son habit, le père et la mère s’extasient et disent : Le joli enfant que nous avons là ! Et moi je dis : Il ne sera jamais qu’un sot.