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de l’autre, rien ne montre un essai particulier ; il n’a rien fait encore, mais il paraît propre à tout : voulez-vous qu’il lutte, il luttera ; qu’il coure, il courra ; qu’il caresse une femme, il la caressera. Pour bien peindre, d’abord il faut connaître l’homme de nature ; il faut connaître ensuite l’homme de chaque profession. Mais laissons les êtres vivants ; passons aux ouvrages de l’art, par exemple, à l’architecture.

Un morceau d’architecture est beau, lorsqu’il y a la solidité et qu’on la voit : qu’il y a la convenance requise avec sa destination, et qu’elle se remarque. La solidité est dans ce genre-ci ce qu’est la santé dans le règne animal ; la convenance avec les usages est dans ce genre-ci ce que sont les fonctions et états particuliers dans le genre animal. Mais admirez ici l’influence des mœurs, il semble qu’elles deviennent la base de tout : vous allez à Constantinople ; et là vous trouvez des murs hauts et épais, des voûtes abaissées, des petites portes, des petites fenêtres hautes et grillées ; il semble que plus un édifice, une maison ressemble à une prison, plus elle soit belle ; c’est qu’en effet ce sont des prisons que les maisons où une moitié de l’espèce humaine renferme l’autre. Allez en Europe, au contraire, grandes portes, grandes fenêtres, tout est ouvert ; c’est qu’il n’y a point d’esclaves : et les climats n’y font-ils rien ? Pour juger ici de quel côté est le bon goût, il faut bien déterminer de quel côté sont les bonnes mœurs ; s’il faut abandonner les femmes sur leur bonne foi, ou les renfermer ; s’il faut habiter sous les feux de la zone torride ou dans les glaces du tropique, ou si la santé et la durée de l’homme s’accommodent mieux d’une zone tempérée. Un jeune libertin se promène au Palais-Royal, il voit là un petit nez retroussé, des lèvres riantes, un œil éveillé, une démarche délibérée, et il s’écrie : Oh ! qu’elle est charmante ! Moi, je tourne le dos avec dédain, et j’arrête mes regards sur un visage où je lis de l’innocence, de la candeur, de l’ingénuité, de la noblesse, de la dignité, de la décence ; croyez-vous qu’il soit bien difficile de décider qui a tort du jeune homme ou de moi ? Son goût se réduit à ceci : j’aime le vice ; et le mien à ceci : j’aime la vertu. Il en est ainsi de presque tous les jugements ; ils se résolvent en dernier à l’un ou à l’autre de ces mots.

Voilà le gros de notre conversation. Les détails feraient un