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arbitraire. — Aucunement, répondis-je ; quelque grande que soit la variété de nos goûts en ce genre, elle est explicable. On peut y discerner et y démontrer le vrai et le faux ; rapportez ces jugements à la santé, aux fonctions animales et aux passions, et vous en aurez toujours la raison. Cette femme est belle, ses sourcils suivent bien les bords de l’orbe de son œil ; relevez un peu ces sourcils dans le milieu, et voilà un des caractères de l’orgueil ; et l’orgueil offense. Laissez ces sourcils placés comme ils étaient, mais rendez-les très-touffus, qu’ils ombragent son œil, et cet œil sera dur ; la dureté rebute. Ne touchez plus à ces sourcils ; mais tirez ces lèvres un peu en avant, et la voilà qui boude, et qui a de l’humeur. Pincez les coins de sa bouche, et la voilà ou précieuse ou méprisante. Faites tomber ses paupière, et la voilà triste. Gonflez un peu trop certains muscles de ses joues, et la voilà colère. Fixez la prunelle et la voilà bête. Donnez du feu à cette prunelle fixe, et la voilà impudente. Voilà la raison de tous nos goûts. Si la nature a placé sur un visage quelques-uns de ces caractères extérieurs qui nous marquent un vice ou une vertu, ce visage nous plaît ou nous déplaît ; ajoutez à cela la santé qui est la base, et la plus grande facilité à remplir les fonctions de son état. Un beau crocheteur n’est pas un bel homme ; un beau danseur n’est pas un bel homme ; un beau vieillard n’est pas un bel homme ; un beau forgeron n’est pas un bel homme. Le bel homme est celui que la nature a formé pour remplir le plus aisément qu’il est possible les deux grandes fonctions : la conservation de l’individu, qui s’étend à beaucoup de choses, et la propagation de l’espèce qui s’étend à une. Si par l’usage, par l’habitude, nous avons donné une aptitude particulière à quelques membres aux dépens des autres, nous n’avons plus la beauté de l’homme de nature, mais la beauté de quelque état de la société. Un dos devenu voûté, des épaules devenues larges, des bras raccourcis et nerveux, des jambes trapues et fléchies, des reins vastes à force de porter des fardeaux, feront le beau crocheteur. L’homme de nature n’a rien fait que vivre et propager ; si la nature l’a fait beau, il est resté tel. Il semble que les artistes aient voulu nous montrer les deux extrêmes dans deux de leurs principaux morceaux de sculpture ; l’Apollon antique est l’homme oisif, l’Hercule Farnèse est l’homme laborieux ; tout est outré de ce côté-ci, rien n’excède