Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

multipliés sans fin et invétérés, sont devenus respectables par leur durée et irréformables par leur nombre. Cette lecture faite, il a fallu faire répéter à ma petite sa leçon de clavecin ; c’est une tâche que je me suis imposée, parce qu’elle me plaît et qu’elle lui sert, et à laquelle je ne manque guère. Cela fait, il était dix heures ; il y avait deux heures au moins que l’on m’attendait à l’atelier, où j’ai couru (car on court presque toujours pour arriver trop tard), et où j’ai trouvé un fardeau d’ouvrage que je n’expédierai qu’après avoir écrit un petit mot à mon amie ; sans cela je serais troublé. Ce devoir si doux qui m’appellerait me distrairait de l’autre ; je manquerais à celui-là, et je m’acquitterais mal de celui-ci. Je vous félicite toutes deux, chères sœurs, de vous posséder. Je serai souvent en esprit entre l’une et l’autre, mettant vos mains entre les miennes, ne sachant laquelle des deux j’aime le plus ; autant ami de l’aînée que de la cadette ; partageant également mon respect et mon estime.

Eh bien ! ce mal de jambe n’est donc pas encore fini ? Vous me rendrez fou, si vous n’y prenez garde. Pour Dieu ! mon amie, dites-moi les choses comme elles sont.

Arrêtez par de la vérité exacte cette imagination cruelle qui m’exagère tout en général, mais surtout les plus petites choses qui vous concernent. Cela vous occupe peu ! tant pis. Cela ne vous inquiète point du tout ! je ne m’en acquitte que trop bien pour tous les deux.

Je crains que notre Uranie ne soit un peu trop grande pour l’enfant ; qu’elle ne sache ni jouer à cloche-pied, ni à la main-chaude, ni au pied-de-bœuf, ni à cligne-musette, ni à coucoubay, et qu’elle n’imprime, sans le vouloir, un respect qui éloigne les marques de la tendresse. Je me plie à tout cela que c’est un charme ; il est rare qu’en prenant le hochet, je ne trouve l’occasion de placer une sentence, une petite leçon sur la justice, sur la langue quand on parle mal, sur la logique quand on raisonne faux. Il faut en général se faire petit, pour encourager peu à peu les petits à se faire grands. On peut leur dire d’aussi bonnes choses sur une poupée, sur une croix de paille, sur un chiffon que sur les affaires les plus importantes. En les accoutumant à être bons dans des riens, ils sont tout prêts à être bons dans des cas importants ; mais est-ce qu’il y a des riens pour eux ?